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25 septembre 2013

Le travesti

Il avait presque réussi à stabiliser sa dépression et à supprimer tous ses médicaments grâce à  un subtil stratagème : les jours où il ne se supportait plus, il s’habillait en grand-mère. Dès qu’il mettait sa jupe grise, son corsage blanc et qu’il ajustait sa perruque, il se sentait en paix avec lui-même. Si à 50 ans, après une série d’échecs aussi bien professionnels que sentimentaux,  il ne s’était pas encore passé la corde au cou, c’était sans doute grâce à ce petit subterfuge qui lui permettait de goûter à de menus plaisirs interdits. Aussitôt sa jupe enfilée, sa voix se transformait et il en était le premier étonné. La seule fois où sa voix dérailla, ce fut lorsqu’il tomba sur son fils. Il ne le voyait plus depuis un an. Pour quelle stupide raison décida-t-il de l’aborder ? Sans doute l’excitation du travestissement. Quand il lui dit « Pardon monsieur j’aurais besoin d’un renseignement », sa voix reprit instantanément ses intonations graves. Heureusement, son fils ne le reconnut pas ; l’avait-il d’ailleurs jamais reconnu ?

En deux ans, il était devenu une grand-mère presque crédible. La semaine passée, à la terrasse d’un café, les jambes sagement croisés, il avait abordé une jeune femme assise non loin de lui. Il rêva un instant qu’il passait sa main entre ses jambes brunes et lisses pour arriver jusqu’à…

 La jeune femme n’avait pas été insensible à son charme désuet – les femmes âgées attirent les confidences -  et  il lui avait proposé de venir prendre le thé chez lui le samedi suivant ; elle avait accepté sans hésitation. Mais lorsqu’elle serait chez lui, devant sa tasse de thé fumante, la bouche entrouverte prête à déguster une langue de chat sucrée, comment ferait-il pour ne pas devenir ce loup qui n’aurait qu’un seul désir : la croquer toute crue.

 

18 novembre 2013

Le geignard

Je le croise tous les jours - ou presque. Il  suffit que je lui serre la main pour qu’il s’épanche et me fasse part de l’état catastrophique du monde. A croire qu’une simple pression des doigts met sa machine à plaintes en route : la gauche – incapable ; la droite – à côté de la plaque ;  les chômeurs - feignants ; le respect – inexistant ; les transports – catastrophiques ; ses voisins - épouvantables ; sa famille – ingrate ; son médecin – incompétent ; sa femme – une emmerdeuse ; ses collègues de travail – des laxatifs ; son chef de bureau – un  médiocre !

Je me demande si, tout au fond de lui, il n’éprouverait pas une secrète jubilation à constater que tout va mal. Oui, tout va très mal, et tout ira de plus en plus mal, voilà d’où il tire sa force !

24 novembre 2013

Décapitation

En passant devant l'église de la Rédemption, il s'était dit qu'il allait se la faire et  il se l’était faite le lendemain soir, muni de sa lampe de poche et de son marteau. Il avait marché d'un pas décidé dans l'allée latérale droite, il s'était arrêté devant la vierge polychrome,  avait cassé d’un coup violent sa tête doucement inclinée, puis il était repartit d’un pas léger vers le centre-ville.

- Ça lui apprendra ! avait-il marmonné tout le long du chemin.

30 novembre 2013

La poussette

Nous parcourions le rayon « homme » du printemps, quand soudain mon mari s’est immobilisé devant un enfant tétant tranquillement sa sucette dans sa poussette, étranger à l’agitation du monde.

- Ah le bienheureux  - s’est-il extasié - parfois je me dis que j’aimerais bien être dans une poussette moi aussi !

Mais immédiatement il s’est repris, l’air inquiet, comme s’il avait oublié un détail important.

- Ah non, que je suis con, parce que celle qui me pousserait, ça serait ma mère !

Et il a traversé le magasin d’un pas rapide, comme si sa mère  le poursuivait pour le mettre dans la poussette.

 

 

8 décembre 2013

La rencontre

J’étais aux ressources humaines mais elles devenaient par trop inhumaines, alors j’ai quitté mon poste. Maintenant, je pointe à Pôle emploi. Parfois je fais des rencontres. Tiens, hier par exemple, j’ai rencontré un type qui travaillait dans la même boite que moi, sauf que lui, il faisait partie de l’équipe de nettoyage. D’ailleurs, il m’a dit avec un clin d’œil - sans doute pour me signifier que mon boulot était moins propre que le sien.

-          Alors, fini le nettoyage ? Vous avez viré combien de mecs depuis que vous êtes en poste ?

Ça m’a fait froid dans le dos. Il aurait pu y mettre les formes. Je lui ai répondu que j’étais parti à cause de ça, justement, et il a rétorqué, ironique.

-          Ah bon ?

J’ai accusé le choc mais je n’ai rien dit. Et il a conclu.

-          Allez, bon courage, hein ? Moi ça fait un an que je pointe  !

4 février 2014

Le rôle

On lui avait dit que sa prestation à cheval avait été parfaite et qu’on l’embauchait dans l’équipe pour la saison. Par contre, avait ajouté le Directeur, pour le rôle de « blanche neige » ce sera un peu compliqué.

- Pourquoi ? avait-elle rétorqué pour la forme.

L’homme finit par lui avouer qu’une fille « bronzée » - il n’avait pas voulu  dire noire, cela aurait sans doute heurté  sa sensibilité d’homme blanc -  pour faire "blanche neige" c’était impossible, le public n’y croirait pas. Il faudrait donc qu’elle s’enduise de talc tous les jours…

 

 

6 février 2014

Imaginer

A chaque fois qu’elle leur demandait d’imaginer quoi que ce soit, elle était sûre d’entendre la même ritournelle : « J’peux pas, j’ai pas d’imagination ! »

Aussi, ce jour-là,  quand elle leur expliqua l’activité qui mettrait fin à la séquence, elle prit ses précautions et  ajouta : ça va être dur, je sais, parce que vous n’avez aucune imagination !

Elle n’avait pas plus tôt terminé sa phrase qu’ils se récrièrent et assurèrent  que c’était même pas vrai, qu’elle allait voir ce qu’elle allait voir. Quand ils eurent fini de s’exalter, elle énonça calmement.

-  Parfait, je sens que je ne vais pas m’ennuyer en lisant vos textes.

Cinq minutes plus tard, ils se mettaient au travail avec un entrain qu’elle ne leur connaissait pas…

 

PS : voici une citation de Gaston Bachelard, que j’afficherai dès demain sous le tableau blanc de la salle 2 :

« Imaginer, c’est hausser le réel d’un ton. »

 

8 février 2014

Vous avez dit misanthropie ?

Depuis quelques temps, elle s’inquiétait : n’y avait-il pas chez elle des signes flagrants de  misanthropie ?

Premier signe : elle aimait son semblable, mais elle l’aimait beaucoup plus lorsqu’elle n’était pas avec lui.

Deuxième signe : lorsqu’elle était avec lui, elle avait parfois envie de se retrouver seule.

Troisième signe : elle préférait penser à son semblable, écrire sur son semblable ou écrire à son semblable qu’être avec lui.

Quatrième signe : elle préférait oublier que son semblable était son semblable.

Et pour finir, était-ce pour maintenir une illusion qu’elle écourtait systématiquement les moments qu’elle passait avec son semblable en se disant que  plus ces moments étaient courts, moins l’humeur ne les abîmait ?

 PS : Louis Scuténaire, auteur belge, disait de façon fort clairvoyante : « Le misanthrope est celui qui reproche aux autres hommes d’être ce qu’il est. ».

 

 

 

10 février 2014

La conjecture de Syracuse

Il y a quinze jours, mon mari a invité un ami d’enfance. J’avoue que quand je l’ai vu, ça m’a fait un choc : c’est le SDF qui fait la manche à la sortie de la boulangerie. Je lui ai dit bonjour, poliment, en interrogeant mon mari du regard. Il m’a dit.

- Bernard restera quelque temps chez nous. Il ne sait pas où aller et comme on a la chambre du bas... tu sais que Bernard et moi on était à l’école primaire ensemble ?

J’ai acquiescé avec une certaine répugnance. Grande était  mon envie d’expédier Bernard sous la douche, mais je me suis retenue. Il est descendu au rez-de-jardin avec son barda noirci par la crasse et moi j’ai attendu dans la cuisine que mon mari remonte.

Je passe sous silence  nos violents échanges, porte fermée. Mon mari a conclu sur ses mots.

- Tu verras, il te surprendra.

Lors du premier repas,  Bernard s’était lavé, mais il y avait toujours cette crasse qui n’avait pas pu partir sur ses mains. Il a pris part à la conversation, a glissé deux ou trois citations qui m’ont étonnée, puis il s’est endormi sur son assiette, vide heureusement.

C’est au troisième repas que les choses ont pris une autre tournure. Il avait mis une chemise bleue et ses mains semblaient plus blanches, comme s’il les avait patiemment récurées. Il a commencé en disant : “L'homme évite habituellement d'accorder de l'intelligence à autrui, sauf quand par hasard il s'agit d'un ennemi.” J’ai levé les yeux de mon assiette, je me demandais s’il  parlait pour moi. Et il a continué : “ En apparence, la vie n'a aucun sens, et pourtant, il est impossible qu'il n'y en ait pas un !

Mon mari lui a juste demandé.

- La rue ? C’est à cause de ça ?

Et Bernard a fait oui de la tête. Puis il a voulu un bout de papier et s’est lancé dans une démonstration mathématique qui a laissé mon mari abasourdi, lui qui pourtant se targue d’en connaître un rayon sur les maths. Je l’ai entendu ânonner.

- Quoi ? Tu as démontré la conjecture de Syracuse ?

Pour moi, Syracuse c’était la Sicile et la chanson de Salvador, pas la conjecture. Les gribouillis s’accumulaient sur la feuille qui, d’ailleurs, s’avérait trop petite. Je m’ennuyais – j’ai toujours détesté les mathématiques – et je me suis retranchée dans la cuisine pour ranger un peu.

J’étais en train d’essuyer les dernières assiettes quand j’ai entendu mon mari pousser un hurlement accompagné d’exclamations.

- Tu es un Dieu vivant Bernard ! Putain, mais comment tu as pu faire ça ?  Tout seul ! En vivant dans des conditions plus que précaires ! Putain Bernard, mais c’est dingue !

Ensuite, j’ai vu son ami se pencher à nouveau sur sa feuille et, fébrilement, la consteller de suites improbables...

Le lendemain j’ai croisé Bernard dans la cuisine, juste avant d’aller au travail et, en me regardant fixement, il a dit en détachant les syllabes.

- Celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise, est pour ainsi dire mort : ses yeux sont éteints.

Je lui ai dit bêtement “ Merci Bernard ”. Et depuis, cette phrase me trotte dans ma tête...

 

PS : les citations en italique sont supposées être d’Einstein. Ce texte avait été écrit pour les "impromptus littéraires"

 

16 mars 2014

Je me souviens…

Je me souviens de mes non-cours de piano. J’avais 9 ans et, le jeudi matin – jour des enfants – j’allais  chez mon professeur qui habitait une grande maison au fond d’un parc. Au milieu du parc,  un cèdre singulier étendait ses branches  jusqu’au deuxième étage de la maison. Je rêvais d’y élire domicile.

J’aimais pianoter, mais j’aurais voulu pouvoir  progresser sans travailler. Mon professeur - une dame sympathique et dotée d’un certain humour  - sans doute lassée de me répéter les mêmes choses, finit par se plier aux règles que ma « paresse » lui avait dictées : elle jouait et je l’écoutais…

 

 

16 juillet 2014

Une histoire de classes

Quand il vit son employé qui l’attendait près du chantier, crotté des pieds à la tête, le patron fit la grimace. Pour l’occasion il avait pris sa voiture personnelle qui venait d’être astiquée et il n’était pas question de la salir. Il sortit de la voiture, salua Rachid sans lui tendre la main et attaqua.

-  Je peux pas te faire entrer Rachid, j’ai nettoyé la voiture.

Rachid resta silencieux.

-  Il y aurait bien une solution : le coffre !

Rachid ne disait toujours rien.

-  Seulement on le fermera pas !

Rachid  hocha la tête.

-  Tu montes dans le coffre, je le laisse ouvert et tu te cales comme tu peux. De toute façon, on n’a que trois kilomètres à faire.

Rachid se glissa dans le coffre. Il n’était pas grand, mais ses jambes pendaient misérablement à l’extérieur. Le patron sourit d’un air satisfait, puis il monta dans la voiture et démarra en sifflotant.

 

Un parfum de scandale

20 août 2014

L'odeur

Avant-hier, le directeur m’a convoquée dans son bureau, au vingtième étage de la Tour Breteuil, pour connaître mon avis sur l’entreprise COR. Je le lui ai donné sans mâcher mes mots, mais au moment où j’ai voulu sortir, il m’a coincée contre l’armoire en fer. Il m’a dit  qu’il aimait mon côté rebelle et que ça l’excitait. Sa chemise était  bleu pâle et il sentait le musc. J’ai gardé sur moi son odeur pendant toute la journée. En parfait gentleman, il n’a pas insisté  quand je lui ai demandé d’arrêter et je suis sortie la tête haute.

Seulement voilà, maintenant, son odeur m'obsède...

 

22 août 2014

Le CAC

Hier, pour la première fois depuis dix ans, il avait fait les courses avec elle. Ils avaient parcouru les rayons d’Intermarché et mis leurs produits ensemble dans le caddy ; le bonheur presque absolu.

A la caisse, il avait tout rangé dans les sacs bleus à une vitesse qu’elle avait jugée tout à fait raisonnable. Lorsqu’elle eut payé, elle lui déclara :

-          Tu es reçu !

Il s’étonna :

-          Je suis reçu ? Mais à quoi ?

-          Tu as ton diplôme du CAC : « Certificat d’Aptitude aux Courses ». Avec 20 sur 20 dans toutes les disciplines : recherche des produits, choix des produits selon leur coût et leur qualité, rangement des produits.

Ce qu’il ne savait pas encore, c’est que les dix années à venir , il serait préposé aux courses, comme elle l’avait été les dix années précédentes.

5 septembre 2014

La morsure

Samedi, j’étais aux urgences du CHU, une entorse ; non pas moi, mon fils. Moi, les seules entorses que je fais, c’est au régime. En trois heures, j’ai eu le temps d’assouvir ma curiosité : défilé de blouses blanches, ballets de brancards, pompiers en uniforme, policiers, SDF etc. Et puis une femme est arrivée, la main enveloppée dans un mouchoir. Questions traditionnelles à l’accueil, on lui demande ce qui lui est arrivé. Elle dit qu’elle s’est fait mordre par son mari. On la regarde d’un drôle d’air. Votre mari est-il atteint d’une maladie contagieuse ? Non, rétorque-t-elle, à moins que… et puis elle se ravise.

Elle vient s’asseoir à côté de moi, c’est la dernière place qui reste. Je m’ennuie tellement – deux heures d'attente, c'est long ! - que je ne peux résister à la curiosité.

- Bonjour,  j’espère que vous excuserez mon indiscrétion, mais j’ai entendu que vous vous étiez fait mordre par votre mari, alors je me demandais…

La femme me regarde ahurie  et finit par me dire.

- Non madame, je ne me suis fait mordre par mon mari, mais par le chien de mon mari. Mon mari, lui,  ne mord pas !

Et c’est là que je me suis souvenue du rêve que j’avais fait la nuit précédente : je me faisais mordre jusqu’au sang par mon mari qui se transformait en berger allemand et, quand j’essayais de dégager ma main, le molosse la secouait dans tous les sens et ne voulait pas la lâcher…

19 septembre 2014

Ambiance

Lorsqu’à la fin du cours, une élève leva le doigt pour se plaindre  de la mauvaise ambiance qui régnait dans la classe,  elle répondit.

-          Je ressens exactement la même chose que vous.  Et pour ne rien vous cacher, quand j’arrive dans ce cours et uniquement dans celui-ci, je n’ai qu’une envie : en repartir aussi sec. Hélas, je ne peux pas me le permettre. Personne ne  me signera un mot d’excuse pendant toute l’année.

Les élèves ne dirent rien, seul l'un d'entre eux remarqua - et c'était celui dont le comportement était le plus désagréable.

- Ben moi non plus j'aime pas venir ici.

- Vous voyez, répondit-elle, pour une fois nous sommes d'accord.

Lorsque la sonnette retentit, ils rangèrent leurs affaires et partirent sans mot dire.

9 octobre 2014

Le dictionnaire

Les dictionnaires sont sur les tables. A eux de chercher les mots qu’ils ne connaissent pas en portugais. Soudain un doigt se lève.

-          Comment on fait pour chercher ?

La question la laisse interloquée. Certains ne savent donc pas se servir du dictionnaire en classe de seconde ? Pourtant ils savent se servir de leur ipod…

Elle imagine que ça doit être ça le progrès : savoir taper sur les touches d’un clavier mais ne pas savoir faire de recherches !

 

13 octobre 2014

Le danseur de flamenco

A force de marteler le sol de ses bottines nerveuses, il était devenu fou. C’était comme si la tête de ses talons résonnait dans son cerveau, jour et nuit, ne lui laissant aucun repos.

Il avait consulté divers spécialistes, aucun n’avait pu atténuer son mal. Un seul lui conseilla d’arrêter le flamenco, en ajoutant.

- Consacrez-vous à la natation, votre équilibre personnel y gagnera.

Il répondit à ce médecin ignare  qu’il ne savait pas nager, que le flamenco était toute sa vie, que son père, son grand-père et son arrière-grand-pères étaient danseurs de flamenco et qu’il n’avait pas vocation à jouer au crapaud.

C’est le mardi qui suivit cette visite qu’il décida d’en finir. On était le 7 octobre -   le jour de l’anniversaire de la mort de son père. A 23 h 30, revêtu de son costume noir, il monta sur le pont Flaubert, avança en martelant le macadam de son « zapateado » inquiet jusqu’à l’endroit choisi, enjamba la balustrade et se jeta dans la Seine.

Personne ne retrouva son corps, mais par moments, quand on s’approche tout près du fleuve gris, on entend des martèlements qui montent des flots.

 

 Daniel Navarro (Italia, Agosto 2012)

12 décembre 2014

Education

Plus les années passaient, moins les élèves étudiaient, moins ils étudiaient, moins on leur donnait de travail à la maison et, implacablement, moins on leur donnait de travail à la maison, moins ils étudiaient.

Cette année-là, le ministère de l’Education Nationale décida que, désormais, les élèves seraient notés avec des couleurs,  juste trois couleurs, car trop de couleurs tuent l’évaluation !

Tous les élèves étaient heureux – les parents aussi – quant aux professeurs, leur frustration croissante enfla de telle façon qu’ils  refusèrent de faire cours pendant de longues semaines.

Etrangement, cette année-là le taux de réussite au bac creva le plafond : 95 % d’élèves l’obtinrent et 75 % dès le premier tour, ce dont le ministère se félicita.

Le ministre en conclut que moins les élèves avaient  cours, plus ils réussissaient, ce qui le conduisit immédiatement à diviser le nombre de professeurs par deux et à poursuivre la pédagogie des couleurs…  

 

PS : prochain texte, lundi 15 décembre.

30 janvier 2015

Les photos du bonheur

Lui avait un compte snapchat, elle un profil facebook,  et ils passaient la moitié de leur temps à exposer les photos de leur félicité. Lui se consacrait essentiellement à son autopromotion – lui à la musculation, lui à la piscine, lui au golf,  lui avec ses copains … - quant à elle, elle exhibait sa famille que tous considéraient comme idéale. Ses « amis » labellisaient ses photos d’un « j’aime » quasi-systématique : une si belle femme – il faut dire qu’elle choisissait ses photos avec  soin - de si beaux enfants, un si beau mari, une si belle maison, un si bon goût, une si belle entente, de si belles vacances !

Deux ans après l’ouverture de son compte, elle ne mit plus de photos d’elle, ni de son mari, ni des vacances, ni de la maison, ni des enfants. Il ne resta plus que des photos de plantes et de couvertures de livres.

Elle avait divorcé…

 

5 février 2015

Le dentiste

Cette heure passée à l'horizontal sur le siège du dentiste l’avait  achevée. Elle sortit du cabinet, une moitié du visage paralysée ou presque – piqûre oblige ; elle avait l’impression de relever d’un AVC. Une fois dehors, saisie par le froid piquant, elle décida de prendre un verre. Au comptoir, elle demanda un Pastis. Le patron lui fit répéter sa commande, sans doute étonné qu’une  dame « bien mise » demande un pastis au comptoir, surtout à 17 heures.

Elle se sentit obligée de se justifier.

-  Je sors d'une séance de torture chez le dentiste, un petit remontant ne me fera pas de mal.

Le patron sourit et lui apporta le breuvage. Elle le sirota difficilement, à cause de sa mâchoire endormie, et de petites gouttes tombèrent lamentablement le long de son menton.

Un type entra et prit place à sa droite. Sa posture et son regard fatigué semblaient indiquer qu’il n’en était pas à son premier verre. Il articula deux ou trois propos incohérents à son adresse et lui proposa un autre pastis. Elle refusa poliment. Par contre, en payant son verre,  elle insista pour régler le sien.

-  Je vous en prie, acceptez, ce n’est pas tous les jours qu’on survit à un boucher !

 

14 avril 2015

Duo printanier

Duo d'écriture avec Caro. Toujours sur le thème de " l'Ecrivain unique "

Aujourd'hui, vous pouvez lire mon texte.

 

Le Fantasme  

 

Son premier livre avait tellement bien marché que, l’espace d’un semestre peut-être, il avait adopté la posture de l’Ecrivain Unique ; vous savez, ce genre de fantasme qui menace ceux qui se laissent prendre au jeu du succès et des flatteries. Sa femme, qu’il appelait dans l’intimité « ma petite cellule de dégrisement », n’avait pas tardé à tirer le signal d’alarme. Elle lui avait mis le marché en mains : si tu te narcissises, tu peux me dire adieu ; mais laisse-moi  te dire une chose,  ce n’est pas Narcisse qui te fera la cuisine tous les soirs !

 Les arguments de son épouse avaient toujours eu la puissance d’un Tsunami. Il avait donc laissé tomber Narcisse pour redevenir tout simplement Jacques Dumontier, marié à Elise Dumontier, fils d’Eliette et Robert Dumontier, né à Nogent le Rotrou.

Il avait définitivement fait le deuil de son fantasme d’Ecrivain Unique après avoir endossé  - toujours sur les conseils de sa femme – ses vieux habits de fonctionnaire  des impôts au service enregistrement du centre des finances publiques de Dijon.

 Depuis deux ans, il travaillait à mi-temps – une concession qu’elle lui avait accordée après quelques discussions animées – et il venait d’achever son troisième roman dont l’essentiel de l’intrigue se situait aux impôts. Son titre : Cadavre au cadastre.

24 avril 2015

Le cours de théâtre

Marc Brault – employé  à la SNCF  -  faisait du théâtre depuis 5 ans. Au grand désespoir de son professeur, il  ne connaissait jamais ses textes par cœur. Quand on croyait le voir jouer du Feydeau, du Guitry ou du Ribes, il faisait encore et toujours du Marc Brault. Comment lui faire comprendre, à lui qui ne comprenait rien, qu’un auteur qui avait écrit une pièce s’était attaché, au mot près, à chacune des répliques de ses personnages  ? A bout d’argument, le professeur lui dit un jour :

-          Ecoute Marc, là tu joues la pièce d’un auteur vivant. S’il assistait à la répétition, il faudrait te sous titrer pour qu’il reconnaisse sa pièce !

Impavide, Marc répondit.

-          Si je change  un peu les répliques, je crois pas que ça change beaucoup la pièce.

Le professeur soupira mais n’ajouta rien. Marc faisait partie de la catégorie 4, celle des « mal-comprenant »,  la pire, celle qui plombe le texte d’un auteur sans lui laisser aucune chance de salut.

2 mai 2015

Le cinéma

Lorsqu’il l’avait invitée à aller voir le film « Une belle fin », elle n’avait pas eu l’air  vraiment enthousiaste, mais elle avait dit oui. C’était le genre de fille qui disait oui à tout le monde.

Au cinéma, il avait choisi l’avant-dernière rangée sur les ailes, celle où l’on peut agir en toute discrétion lorsque la salle est plongée dans  le noir.

Au moment de la pub, il lui avait caressé le bras avec un doigt, ensuite il s’était enhardi et lui avait mis la main sur la cuisse. C’est à ce moment-là qu’elle s’était excusée pour aller aux toilettes.  Elle n’était pas revenue.

Après le film, il avait marché au hasard dans les rues de la vieille ville et s’était retrouvé devant la cathédrale. C’est là qu’il eut la surprise de la voir au bras d’un homme plutôt beau qu’elle regardait avec des yeux tendres. Il ne put s’empêcher de les fixer.

Quand ils eurent disparu, il resta seul sur le parvis, l’air perdu, prêt à attraper n’importe quel nuage passant dans le ciel pour fuir l’odieuse réalité.

 

 

9 mars 2015

Duo de mars

Après le texte de Caro, voici le mien. La source d'inspiration est toujours Youkali, de kurt Weill. Pour lire les paroles, c'est ici.

 

 

Youkali

Quand la fée l’avait surprise dans l’oubli de son sommeil, elle lui avait murmuré « C’est presqu’au bout du monde » ; et elle l’avait suivie sans hésiter. Elles avaient toutes deux parcouru  de longues steppes battues par les vents  pour finalement arriver près d’une mer gelée ;  là, elle s’était  réveillée.

La pièce était plongée dans une semi-obscurité et à ses côtés, un homme : qui était-ce ? Elle se pencha au-dessus de son visage tranquille encadré de cheveux bruns. La veille, était-elle revenue assez  ivre pour avoir oublié qui l’accompagnait ?

Son rêve l’avait fatiguée et s’asseoir fut une épreuve. Pourquoi son corps était-il  perclus  comme si elle avait dû se livrer à un combat de chaque instant ?

L’homme ne bougeait pas et son visage d’un blanc laiteux ressemblait à ces têtes sculptées que l’on voit dans les musées. Il était beau ; bien plus beau que ceux qu’elle avait connus auparavant.

Elle se surprit à dire Youkali  ;  mais d’où lui venait ce nom ?  Elle le murmura à l’oreille de l’homme et quand ses lèvres effleurèrent sa joue, elle se rendit compte que sa peau avait la froideur du marbre. Elle frissonna.

Le téléphone sonna et elle répondit aussitôt. Une voix demanda.

-          Jeanne ? Comment ça s’est passé ?

-          Je ne comprends pas.

-          Eh bien tu l’as tué oui ou non ?

-          Mais qui ?

-          Ce type qui te faisait tourner en bourrique. Tu m’as dit hier que tu allais le tuer parce qu’il te prenait pour une conne.

-          Eh bien… je crois qu’il est mort.

La voix raccrocha avant qu’elle n’ait eu le temps de lui dire quoi que ce soit d'autre.

Oubliant le corps de l'homme, elle mit quelques affaires dans un sac. Ses gestes automatiques ne la surprenaient pas, ou si peu.

Une fois lavée et habillée, elle sortit, son sac à la main. Sur le pas de la porte, elle respira profondément, regarda autour d'elle, puis marcha d'un air décidé vers la voiture bleue qui attendait sagement non loin de la maison.  Ce n’était pas sa voiture mais, lorsqu’elle mit la clef dans le contact, celle-ci démarra immédiatement. Sans doute l’avait-on laissée à cet endroit pour elle, afin qu’elle parte au plus vite une fois sa tâche accomplie.

Alors que la voiture s’engageait sur l’autoroute, elle se surprit à fredonner  « Youkali, c’est la terre où l’on quitte tous les soucis, C’est, dans notre nuit, comme une éclaircie, L’étoile qu’on suit, c’est Youkali

Il y avait maintenant un quart d'heure qu'elle roulait. Elle se rendit compte alors, qu'il était temps de vérifier une  chose : qui était cette Jeanne, dans cette voiture bleue qui roulait vers Youkali ?

 

 

 

 

15 mai 2014

Les babouches

Elle était au restaurant avec un couple d’amis. Elle ne tarissait pas d'éloges sur son voyage au  Maroc : le soleil,  les plages, le golf, l’hôtel cinq étoiles, la piscine… Et puis elle a sorti de son sac un  ensemble ravissant acheté pour sa petite-fille, à Marrakech même.

C’est joli, a observé la femme qui lui faisait face, mais c’est fait  en Espagne.

-  Exact, a-t-elle répondu, mais tu ne voulais tout de même pas que je lui rapporte des babouches !

 

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