Aujourd’hui, Caro-carito du blog « les heures de coton » est l’invitée de Presquevoix avec son texte « Il faut savoir » ; mon texte se trouve sur son blog.
La consigne était la suivante : écrire un texte à partir d’une photo et de bribes de la chanson toboggan de Julien Clerc.
Il faut savoir…
Le café est coincé entre un étalage de pompes pour clientes friquées et un immeuble aux volutes art déco. La table ronde est coincée entre un bout de trottoir et la vitre qui affiche les prix de trente bières. Je suis coincé entre une bande d’adolescents blonds au verbe germanophone et un couple qui bat de l’aile. Je vois tout au bout de l’enfilade de voitures la Rhumerie. Je tiens prisonnier un verre de bière fraîche entre mes doigts. Demain, ce sera la canicule. Demain sept heures du soir à la gare d’Austerlitz. J’éteins le bavardage de mon i-phone. Il faut savoir prendre le temps.
Je t’ai rencontrée en septembre. J’avais passé les douze derniers mois de ma vie à photographier des visages, des groupes, des entreprises sous tous les angles et j’avais besoin d’un thème plus minéral. J’ai mis ma petite entreprise en pause pour trois semaines et j’ai pris une autoroute, n’importe laquelle. En tête, le sud. J’ai croisé des vacanciers en fin de parcours et je suis arrivé finalement à La Ciotat.
Le soir approchait, pourquoi pas faire un tour ? Un seul bar était ouvert. Tu étais sans doute là au milieu des rires et des potes, mais je me suis arrêté plus loin. J’ai regardé le port qui s’endormait, j’ai rêvé de lâcher la barre, couper l’amarre, suivre le vent. Les jours suivants, j’ai passé des heures à ausculter des pierres et l’herbe rare, abîmer des rouleaux de pellicule jusqu’à ce parpaing marié à des coquelicots. Rester immobile quand, devant moi, l’instant prend la pause. J’avais trente-huit ans et je croyais attendre l’automne de ma vie, quand les désillusions se mêlent à la nostalgie.
Je buvais en grimaçant un Ricard qu’un de tes ex m’avait offert. Un gars comme ça, qui parlait sans que j’entende ses paroles. Remarque, écouter la musique de l’autre, c’est déjà s’exiler. Tu es arrivée et, sans sommation, tu t’es juchée sur moi. Je tenais soudain contre moi un corps mince et haletant, un souffle qui sentait la fraise et le désir. Tu as mis tes bras autour de mon cou et tu t’es pressée contre mon torse. Je n’ai pas cru alors que tu mettrais ma vie dans un tel état, que tu serais pire qu’un tsunami, un bar à bagarres. Pourtant.
Pourtant je suis là. Je tiens prisonnier un verre de bière fraîche entre mes doigts. Demain, ce sera la canicule. Demain sept heures du soir à la gare d’Austerlitz, je t’attendrai. Car moi, si nonchalant, moi que plus grand-chose n’étonne, il faudrait : demain sept heures du soir, etc. Puisque tu as écrit sur le cadran vierge de mon téléphone : « Partirai tard, + tard qu’hier, pas 14 h, + tard…dis-moi : qq part, tu m’attends m’attendras. »
Une gorgée encore, être là puisque, toi, tu veux que je t’attende. Un frisson, si un jour, l’automne, le notre se pointait. Il faudrait retourner à La Ciotat, lâcher la barre, couper l’amarre, suivre le vent…
Pour cela, voudrais-tu lâcher la barre... Sais-tu seulement, ma bourrasque, mon ouragan, ma fantasque, qu’il te faudrait... Qu’il nous faudrait, à tous les deux, prendre le temps.