Sur cette même photo de Lola Alvarez Bravo, voici mon texte :
Impuissance
" Assise dans son fauteuil roulant, Madame Delaitre les regardait passer. Des journées à épier ces hommes qui montaient et descendaient les escaliers aux heures les plus lumineuses comme aux heures les plus sombres. Elle imaginait leur histoire. Des histoires d’amour, de haine ou d’indifférence qu’elle consignait dans un « livre ».
Elle avait parlé de ce « livre » à sa voisine qui elle-même rapporta son existence aux enquêteurs.
- Et qu’est-ce qu’elle racontait exactement dans ce livre, elle vous l’a dit ?
- Elle parlait des hommes.
- Quels hommes ?
- Ceux qu’elle pensait voir dans les escaliers. Vous connaissez les vieux, ils parlent pour se rendre intéressants.
- Vous croyez qu’elle mentait ?
- Je ne sais pas.
Le policier hocha la tête, c’était son rôle dans le couple qu’il formait avec son subordonné. Tous deux se parlaient le moins possible, non qu’ils se détestassent, mais ils se connaissaient assez pour ne plus s’embarrasser de mots. Ils continuèrent leur enquête par le dernier étage.
L’un derrière l’autre ils montèrent les marches et constatèrent que le ciel bleu n’y pourrait rien, leur journée serait irrémédiablement gâchée. C’était comme ça, ils ne s’habitueraient jamais à la mort et à son cortège de chairs puantes.
Au dernier étage, il n’y avait qu’un appartement et pas de nom. Ils frappèrent. Une voix de femme, plutôt grave, répondit « J’arrive ».
Quand la porte s’ouvrit, l’un comme l’autre restèrent sans voix.
- Vous désirez ?
- Vous interroger, dit le premier policier qui ne pouvait quitter des yeux le visage encadré de longs cheveux bruns. C’est au sujet du meurtre de Madame Delaitre.
- Elle est morte ?
- Oui, quatre coups de couteau, du travail de professionnel.
Le policier hésita un instant.
- On m’a dit qu’elle écrivait un livre sur des allées et venues d’hommes. Vous les avez vus, vous, ces hommes ?
- Vous savez, les hommes, personne ne peut les retenir. Quant à cette veille folle, elle croyait voir des choses, des fantômes… il faut dire que quand on est clouée dans un fauteuil roulant, reste plus qu’à imaginer. "
C’était toujours là que sa nouvelle bloquait. Elle devait bien avouer son impuissance à la terminer. Pourquoi ? La voisine du dernier étage n’y était pas étrangère. Une croqueuse d’hommes ? Une mante religieuse ? Une déesse sanguinaire ? Elle se demandait où la classer. Qu’est-ce que ces hommes venaient donc chercher chez elle ?
Cette grande femme brune aux lèvres éternellement rouges représentait tout ce qu’elle détestait, et si elle avait pu la tuer, elle n’aurait pas hésité un seul instant. Quatre coups de couteau bien placés et hop, la déesse se retrouverait dans son mausolée ad vitam aeternam.
Mais pour elle qui était clouée dans son fauteuil roulant depuis l’accident, les meurtres ne se traçaient qu’à la pointe d’un stylo. Et elle en avait à son actif des meurtres, surtout de femmes, comme si ce sexe lui était insupportable…