Elle en est à son quatrième enterrement de l’année. Elle n’est pas fâchée de leur survivre, insolente. Combien en a-t-elle déjà enterré depuis deux ans : Sept ? Huit ? Neuf ? Sa mémoire est défaillante. Aujourd’hui le tour d’Adèle a sonné. Elle se sent ragaillardie par ces morts qui se succèdent comme autant de clins d’œil à sa longévité. Les vieux du village disparaissent les uns après les autres - le cœur, les poumons, les cirrhoses, l’ennui ou pire … le cancer - mais elle, reste ! Si elle estime qu’elle n’a pas eu de chance côté coeur, elle a au moins eu le bénéfice de la ténacité. Elle s’accroche comme une mauvaise herbe et signe le renouvellement de son bail terrestre à chaque mort qu’elle accompagne au cimetière.
Légère, elle descend le raidillon de l’église au son du tocsin. Jamais elle n’a aimé l'Adèle qui a connu beauté, flirt, honneurs, mariage, sans jamais avoir connu sacrifices et renoncements. Ce n’est que justice de l’enterrer, elle n’a aucune mauvaise conscience d’en éprouver du plaisir. Adèle est la seule qui lui ait inspiré ce sentiment que la charité chrétienne ne tolèrerait certainement pas. Sa mort est bien la preuve qu’il y a un Dieu quelque part pour vérifier le respect de l’équilibre des joies et des peines et elle, elle l’a eu très tôt son lot de peines… D’ailleurs, au village, on l’a toujours appelé « la pauv’ Madeleine ! ».
Les enterrements lui ouvrent l’appétit. A la sortie de l’église elle s’arrête toujours à la boulangerie pour s’acheter une pâtisserie qui symbolise le couronnement de la cérémonie mortuaire : elle l’appelle son gâteau de vie. Aujourd’hui, elle voudrait s’acheter un gâteau à la mesure du bonheur ressenti lors de la messe funèbre. Quand le curé a égrené le chapelet des qualités de la défunte Adèle – comment a-t-il pu ? Il n’y a qu’un curé pour oser ces louanges obscènes, comme si les portes de l’éternité ne pouvaient s’ouvrir que poussées par de grotesques éloges – elle n’a pu s’empêcher de murmurer un « vieille salope » que seule la surdité de sa voisine de banc a pu maintenir dans le silence de la feinte compassion.
Dans la vitrine, les gâteaux s’alignent parfaitement : fraisiers, babas, tartelettes, fondants au chocolat, religieuses… Après chaque enterrement, elle s’offre un gâteau différent, un gâteau qui lui évoque le mort, d’une façon ou d’une autre. Cette fois-ci, elle reste en arrêt devant une charlotte dans sa robe de framboise, qui lui rappelle l’Adèle ondulant son corps fruité dans les fêtes d’antan entre sourires condescendants aux femmes et pudiques œillades aguicheuses aux hommes. Cette garce n’a jamais eu honte de ce qu’elle faisait…
Adèle disparue, elle se sent enfin libérée. Dans la boulangerie, Madeleine hésite. Ses yeux vont gravement d’un gâteau à l’autre comme s’il s’agissait de choisir une robe de mariée ; il lui faut se décider entre la religieuse nappée d’une mousseline de chantilly vierge et la charlotte fruitée à la mousse de framboise. Elle opte pour la charlotte qu’elle achète et engloutit sans l’ombre d’un regret dès qu’elle franchit le seuil de la boulangerie. Elle en conçoit un plaisir extrême, peut-être même de la jouissance : une juste revanche sur celle qui, 60 ans plus tôt, lui a volé son fiancé en la condamnant à la virginité à perpétuité.