La peur
« Demain à 11 heures, grand ramassage des peurs ». Le haut-parleur diffusa le message sur la place de la mairie. Le lendemain, à l’heure dite, le camion était là mais personne ne vint. Il faut dire que dans cette petite ville de la banlieue parisienne où chacun s’enfermait à double tour, nul ne souhaitait que son voisin sache qu’il avait peur. On préférait vivre avec ses peurs, sourire en sortant de chez soi, sourire dans les rues, et sourire en rentrant chez soi. Ici, les conversations quotidiennes se limitaient au stricte nécessaire : le temps, les courses et plus si affinités, ce qui était très rare. Même le curé avait peur des paroissiens. Il s’étonnait de voir si peu de fidèles dans son église et se demandait si c’était la couleur de sa peau – noire – ou son accent qui éloignaient les fidèles ? Un jour, il osa tout de même poser la question au sacristain, un homme qui habitait cette ville depuis 20 ans. Celui-ci lui répondit.
- Non, de toute façon, le noir n’est pas une couleur, monsieur le curé, vous le savez bien.
- Alors, pourquoi ce silence et cette église que les paroissiens désertent ?
- Pour la simple raison qu’ici, on se méfie. Ça a commencé avec le premier enlèvement il y a quinze ans, le deuxième, il y a dix ans, le troisième il y a cinq ans et maintenant on attend le quatrième. Je précise que les neuf disparues venaient d’assister à la messe et n’ont jamais réapparu. Maintenant vous comprenez pourquoi.
Le curé réfléchit un instant puis ajouta.
- Et pourquoi ce « grand ramassage des peurs », si tout un chacun sait que personne ne va rien y déposer ?
- Je me demande si ce n’est pas une idée de Dieu ?
Le curé sourit et répondit.
- Il est vrai que Dieu a parfois de l’humour.
Le sacristain devint subitement sérieux et répliqua que bien sûr, Dieu n’y était pour rien, et que c’était le nouveau maire qui pensait que ce camion était une façon de dire aux citoyens qu’ils devaient ouvrir l’œil, et sans peur aucune.
- Qui étaient les disparus, demanda le curé ?
- Des femmes. Certains ont évoqué une secte, d’autres un réseau de prostitution, d’autres encore des querelles de couples. Quant à la police, ses enquêtes n’ont abouti à rien.
Et le sacristain, avant de quitter le curé lui dit qu’il espérait que le prochain ne serait pas un homme, lui par exemple ? Avec les fous, on ne sait jamais, conclut-il d’une voix de baryton tout en fixant le curé de ses yeux noirs.
PS : prochain texte, dimanche.