Et voici le texte de Caro, avec comme support la même photo :
Par le trou de la serrure
03 janvier – 8 h 34
Je pose les affiches sur le coin de la table. Trois. Une à punaiser sur le tableau d'affichage de la paroisse, la deuxième pour la boulangerie. Mon frère en affichera une autre au collège privé où il enseigne. S’il a une réunion de son club service, en prendra-t-il une autre ?
Je mets en évidence sur la nappe grège les cartons d'invitation. J'ai inscrit les noms de chaque membre de la famille, sans oublier les belles-sœurs, le grand-oncle. Et Anne-Amélie. Mme la Grande-Duchesse douairière comme l'ont surnommée mes frères. Anne-Amélie, notre abhorrée grand-mère.
La pièce sera donnée le 15 février au Batiscaf. Un lieu sans le prestige d’une Maison de la Culture et de sa scène nationale mais sans rien de commun avec les entrepôts où j’ai longtemps joué des pièces inintelligibles et déshabillées. Pour cette occasion, acceptable dans les cercles choisis, la famille royale au complet viendra assister au spectacle et a passé commande d’invitations VIP. Il semblerait que Queen Mum fasse partie de la sortie familiale. Osera-t-elle un chapeau ? Sa canne de vieille arthritique au pommeau en argent ? Osera-t-elle tout court ?
Je grimpe in extremis dans le direct de 9 h 07 pour Paris, aucune âme charitable n'ayant pensé à nous déposer à la gare, mon paquetage et moi. Chez nous, la charité sommeille dans les missels.
15 février – 18 h 12
L'air est toujours électrique entre le filage et la représentation. À chaque fois, l'expérience est différente. Salle des fêtes, grande machinerie. Banlieue ou campagne. Billetterie prometteuse ou pas. Sans sous-estimer le metteur en scène, si perméable aux flottements de sa relation avec Johnny, l’insaisissable compagnon au long cours. Je craignais depuis quelques jours le retour dans ma ville natale, les pronostics médiocres quant au public attendu, les loges récentes, et déjà miteuses. Sans parler de l'hôtel. Une représentation hypothéquée sans que j’aie besoin d’y ajouter la venue de la famille au grand complet.
Pourtant, la fièvre est moindre, comme apprivoisée. Après tout, dans ce creuset d’enfance, j’ai affronté mes pires démons. Ce soir, je n’ai droit qu’à une pièce rodée et d’anciens proches devenus une armée de souvenirs mouvants. Une attente fiévreuse tout au plus. L’ordinaire.
15 février – 20 h 25
Dans cinq minutes, les trois coups. Je suis concentrée sur ma respiration ; apaisée, elle éloigne le tam-tam de mes battements cardiaques, jingle qui me secoue systématiquement avant chaque entrée en scène. Car j'y suis seule pendant une poignée de trop longues tirades. Exposée dans une robe décalée des sixties avec des points roses et orange, une paire de babies vernies et des cheveux longs lissés. Le contraire de ma tête folle habituelle. « Crinière de méduse » persiflait la Grande-Duchesse en faisant la moue. Une entame avec un plumeau ridicule et en avant pour une heure et demie de saynètes de Feydeau remises au goût du jour ! « Par le trou de la serrure »…
15 février – 23 h
Ils sont tous là et ont tenu à m’offrir le champagne dans la brasserie qui trône à l’angle de la place de l’Hôtel de ville. Queen Mum est présente, décharnée. Les bouteilles arrivent avec le caviar et les toasts de rigueur. Je n’ai pas réintégré le cercle familial mais, pour la meute, je n’en suis plus si éloignée.
La Grande-Duchesse m’a placée d’office à ses côtés. Elle sort de son sac Chanel l’affichette, un tableau en complet déphasage par rapport à notre mise en scène kitsch et minimaliste. « C’est la reproduction du tableau de la salle à manger. » Je hoche la tête. J’ai toujours détesté ce tableau. Mère et Queen Mum adoraient nous éduquer à coup de pensums et de proverbes : Argent mal acquis ne profite jamais, l’habit ne fait pas le moine. La curiosité est un vilain défaut revenait en boucle. Et grand-mère ou mère de m’assener une tape en me montrant ce petit tableau.
« Je suis contente que cette œuvre ait été choisie pour votre affiche. » La confidence me prend de court. « Vois-tu, avant de devenir cette femme riche et honorable, j’ai aussi été cette employée de maison, une sans vergogne qui écoute aux portes. Et la curiosité, ma curiosité envers les nombreux secrets de mes employeurs, a été payée d’argent, d’un riche mariage qui m’a éloignée d’eux et les a protégés de ce que j’ai promis de taire et du vernis d’une respectabilité dont je n’avais jamais pu rêver et que je vous ai légué. » Un toast l’interrompt. Quelques minutes plus tard, elle m’embrasse ; son chauffeur attend.
28 février – 10 h
Les obsèques de Mme Anne-Amélie, notre Grande-Duchesse douairière, surnom étouffé par le noir et le deuil, ont eu lieu hier. A nouveau, nous sommes tous réunis, Queen Mum en moins. Parts d’héritage et propriétés. Je signe sans comprendre. Parmi eux tous, je suis la seule à n’avoir pour seule adresse fixe qu’un garde-meuble et deux sacs. Me Pierre-Adhémar, l’ami de famille, me tend un paquet emballé dans du papier kraft. Un mot l’accompagne. L’écriture en est mal assurée, un tremblement dû à l’âge ou aux passés enfouis. Tout en bas, le clair paraphe m’offre un témoignage, un secret, un tableau.