Cette fois-ci, Caro propose pour notre duo un extrait de poème de Guillevic et un extrait de roman de Carla Guelfenbein, « Le reste est silence », chacune s’en servira comme elle le souhaitera.
Aujourd’hui vous pouvez lire le texte de Caro, le mien sera publié jeudi.
Voici les deux extraits :
« Je t’ai cherchée
dans tous les regards
Et dans l’absence de regards… »
Guillevic
Quand vient le temps de la séduction, c'est incroyable de voir jusqu'à quel point notre capacité d'analyse du comportement de l'autre se ramène à deux lectures uniquement : l'une qui nous pousse à avancer l'autre à reculer.
-Carla Guelfenbein, Le reste est silence
Party
Nous nous étions quittés légèrement brouillés hier soir, campant chacun sur nos positions respectives. Il ne m’avait fallu qu’une nuit, courte et agitée, pour m’en vouloir à mort. Surtout que j’avais complètement oublié le motif de notre dispute. J’avais laissé passer le samedi, je savais qu’une pile de dossiers en instance t’attendait. Et, moi, j’avais, accrochée à la porte de mon frigo, la liste de tout ce que mon quotidien parisien bien tassé ne me laissait pas le loisir de faire en semaine.
20 h. Je quittais mon appartement ‑ en retard bien sûr ‑ pour rejoindre le loft avec terrasse du 4 boulevard Malesherbes. L’ascenseur était bondé et je grimpai donc les cinq étages pour entendre dès le troisième palier que la « party » battait son plein. J’en profitai pour sortir mon portable. Dans le métro, je t’avais envoyé un sms. L’écran restait muet. Je tachais de me répéter que tu étais très proche de Marianne et de Dan. Que la bouderie ne pouvait pas effacer l’amitié. Non décidément ce ne pouvait pas être ton style. N’empêche, tu n’étais pas là. Je pénétrai dans l’appartement, saluai diverses têtes connues et me dirigeai vers le bar. Pendant que j’attendais que l’on me serve, je sursautais chaque fois qu’une femme passait près de moi. Ce n’était jamais toi.
Je tenais le même verre depuis une heure, j’observais les visages, les conversations, les couples, les imperceptibles altérations des traits du visages « Tu me plais… » « Pourquoi pas » « No way » … Bref je m’ennuyais de toi, de tes remarques piquantes ou parfois presque trop doucereuses. Je me forçais à jouer à l’observateur et cueillais quelques rapprochements hésitants, coups d’œil appuyés, frôlements entre la rousse aux yeux dorés et un mec plutôt classique. A un mètre, le même scénario entre un blond aux cheveux longs plutôt artiste et une brunette piquante. La panoplie des gens sur le marché, comme l’on dit si aisément.
Soudain j’ai senti que mon portable sonnait. Je diagnostiquai une extension de mon faible sixième sens car je ne mets jamais le vibreur en marche. C’était toi, j’en étais sûre ; il me fallait entendre ta voix, détailler tes mots. Je me faufilai pour m’isoler un instant, sans doute me faudrait-il te rappeler, impossible de s’entendre dans cette jungle de basses et de rythmes synthétiques. Je grimpai sur la terrasse qui faisait office de piste de danse avec DJ et boules à facettes et réussis à m’incruster entre la rambarde du balcon et une rangée de plantes vertes. C’était toi et tu n’avais pas laissé de message. Je rappelais, encore et encore. Je tombais invariablement sur la messagerie.
Je finis par ranger mon téléphone et je les regardais parler, eux, ces couples d’un soir ou d’une vie, à l’évidence en quête d’un signe pour avancer ou s’effacer. Comme nous l’avions fait un jour, comme je continuais à faire aujourd’hui. Où étais-tu ? Que ce ciel opaque qui coiffe la ville soit mon oracle païen.
J’étais là observant ce bal des attirances. Est-ce de voir tous ces couples hésiter ou bien chercher à se trouver… Je me décidai à retourner prendre une deuxième coupe au bar. Alors que j’approchais la coupe de mes lèvres, je sentis une main fine se poser sur mon épaule, je reconnu la voix de Marianne, le rire de Dan, je sus sans plus besoin de signes, que tu étais là. Et que tu souriais. Que tu me souriais.
Caro Mennesson Ll – 25 mars 2019 – Le Pain perdu