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Presquevoix...
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25 novembre 2015

Duo de Novembre

Voici notre duo de novembre avec Caro. Nous devions nous inspirer de cette photo de Lola Alvarez Bravo.

Aujourd'hui, vous pouvez lire le texte de Caro. Le mien paraîtra vendredi.

 

 

Lola-Álvarez-Bravo (2)Medianoche

« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant » *

Je dévisage l’homme qui a prononcé ces paroles. Son esprit s’est envolé. Où ? Femme, regrets, espoir ? Un lieu étranger ? Une sonnerie, fin du cours. « N’oubliez pas ! Une page et demie minimum, quatre au maximum. Ayez pitié de moi : évite de m’endormir. » Sa voix claque alors que les 157 étudiants quittent l’amphi en un troupeau indocile et mouvant. « Pour jeudi en 8 ! »

Dans la pénombre de la bibliothèque Ciro Alegría*, je tâche de délayer sur ces deux pages ennuyeuses un rêve par mes soins inventé. Non que je ne rêve pas, l’époque pouvant expliquer cela. Non, je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant. Baroque, fascinant, éprouvant. Un songe épais revenant sans cesse. Des hommes en noir et blanc montent et descendent des escaliers, ceux de l’immeuble où nous habitons ma mère et moi.

La vision surgit à medianoche*. Je dors ou je rêve dans mon lit étroit et grinçant que je connais depuis mes 7 ans, depuis notre arrivée dans ce quartier del rio arriba*. Il est tard, ma mère n’est pas là, jamais. Elle danse ou tangue sur les quais, chante parfois, séduit souvent. Elle revient, exténuée d’avoir vécu.

Moi, alors qu’elle est au loin, je les ai vus, les hommes. Ils montent et descendent, nombreux ou deux à deux. Leurs visages se fondent en un seul, clair et absent comme celui de mon père sur l’unique photo où l’on discerne ses traits. D’autres nuits, leurs semelles sont de plomb. J’entends des bruits d’armes, des chiens, des portes qui claquent. Et d’autres choses que je ne veux pas deviner. Leurs pas peuvent être doux, velours et satin. Des parfums montent accompagnés d’éclats de voix, de fou rire. Leurs mains peuvent frapper aux portes, placarder des décrets, traîner hommes et argent que l’on ne dissimule jamais assez bien, dans les recoins et dans les soupentes. J’emporte avec moi leur présence invisible et même le jour ne chasse pas leurs silhouettes grises. Je lis sur chaque visage que je rencontre les traces de leurs ombres, et la crainte.

Une nuit de lune ternie et incertaine, j’étais debout, d’un bond. Un homme se tenait là et il souriait. J’ai failli crier, je n’ai pas osé. Il tenait une arme à feu. Il a dit : « Ta mère va mourir ! » et il a disparu. Au matin, je trouvais son révolver à côté de mon oreiller. C’était l’été, j’avais froid.

Le lendemain, on murmurait qu’un homme était mort après avoir dévalé la falaise abrupte qui surplombe notre barrio* et roulé dans la rivière. Depuis cette nuit, le fardeau de savoir que ma mère me quitterait une nuit — une évidence puisque mon père avait disparu — ne pesait plus. Le rêve surgissait toujours à medianoche mais — est-ce la présence de ce revolver gravé à mes initiales CD, Cecilia Delgado ? — il avait pâli.

CD, Cecilia Delgado. Ou Camillo Delgado. Les initiales de mon père.

 

 

* Mon rêve familier – Paul Verlaine

* écrivain Péruvien

*medianoche — minuit

* del rio arriba – de la rivière d’en haut

*barrio — quartier

 

Commentaires
C
Oups pas lu si mais Caro... :)
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E
Est-ce les quelques mots en espagnol qui me font penser à la retenue suggestive des romans de Ruan Marsé que j'ai adoré ? J'aime les possibles de ce texte, notre imagination nourrie par la très belle photo que vous avez choisie.
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K
La conscience est dans l'escalier.
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D
Je ne sais pas s'il y a 37 marches...<br /> <br /> Mais on les gravit ou descend avec un plaisir de minuit.
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G
Un texte où les chemins possibles sont à peine ébauchés afin de mieux donner au lecteur le bonheur de les choisir ou de les laisser de côté. L'ambiance est mystérieuse à souhait : rêve, fantasme, fiction et réalité se mêlent dans l'univers de la narratrice. Bien joué, le lecteur lui aussi monte et descend les escaliers de la fiction au gré des désirs du "je"...
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