Je ne suis plus seule, et vous ?
Elle reprit sa marche, les yeux fixés sur la pointe de ses chaussures, marcher encore et toujours pour atteindre ce que son cœur ne voulait pas voir. Elle aurait pu marcher jusqu’au bout du monde, seule, toujours seule, avec cette boule qui s’installait, comme si elle avait trouvé son havre de paix. Elle fut même obligée de déboutonner son pantalon, parce qu’elle eut l’impression que la boule voulait se loger plus haut. Et si cette boule… ? Elle préféra oublier son ventre, mais elle fut obligée de constater qu’elle n’était plus aussi seule que ça. Quelque chose la colonisait, une chose qui n’avait rien à voir avec l’angoisse ou le secret que d’autres voulaient lui faire porter.
En regardant autour d’elle, elle se rendit compte qu’elle était arrivée près de la Seine. L’eau verdâtre était peu engageante. Il avait beaucoup plu ces derniers jours et c’était la première belle journée depuis longtemps ; pourtant, on était en juin.
Quand elle aperçut l’escalier, son premier mouvement fut de le descendre, mais étourdie par l’eau, elle préféra s’asseoir en haut des marches et regarder l’autre rive. Sa tête tournait. L’autre rive lui parut belle, plus sauvage, mais pourrait-elle la rejoindre un jour ?
Un homme passa juste derrière elle, elle fut tentée un instant de lui dire sa phrase habituelle - « Je suis seule, et vous ? » - à laquelle elle s’accrochait presque désespérément, mais elle eut peur de sa réaction. N’allait-il pas, lui aussi, déposer un secret qu’elle devrait encore loger au creux de son ventre, faute de mieux ? Elle le regarda passer silencieuse, et son chien l’observa au bout de la laisse. Elle porta longtemps ce regard dans ses yeux.
Elle n’était plus vraiment seule. Pourquoi ignorer que dorénavant sa vie était liée à cette boule qui grossissait ? Elle se leva, descendit quelques marches, et fixa l’eau boueuse qui remuait ses déchets inquiétants. Si l’eau avait été plus propre, elle se serait peut-être laisser aller, mais là… Elle leva les yeux vers l’autre rive, nappée des lumières du soir et hurla son cri familier « Je suis seule, et vous ? ». Mais elle sentit qu’elle n’y croyait plus. Puis, prise d’une soudaine rage – et maintenant elle était sûre que c’était le regard du chien qui l’avait sauvée, parce qu’un chien ne juge pas - elle cria désespérément « Je vais avoir un bébé, je vais avoir un bébé, je vais avoir un bébé, je vais avoir un bébé, je vais avoir un bébé…. ».
Quand elle se rassit, épuisée, des larmes inondaient son visage et elle sentit que la boule recommençait à bouger. Le regard perdu, les mains posées à plat sur son ventre, elle attendit, assise, que le soleil pose ses dernières couleurs rouges derrière les arbres du parc.
PS : ce texte peut être considéré comme une suite du texte "Je suis seule, et vous ?"
* photo gentiment prêtée par Mariesondêtre