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7 juillet 2008

Le professeur de piano

blogam_1Sa fille était maintenant installée au piano. Comment pouvaient-elles être aussi différentes ? Elle la voyait empruntée, hésitante, les doigts raides, appliquée comme souvent l’étaient les élèves sans disposition aucune pour la musique, alors qu’elle, au même âge, enchaînait les valses de Chopin sous le regard admiratif de son père. L’échec de sa fille était un peu le sien, et elle lui en voulait. Les petites phrases qu’elle lui glissait à la fin du cours en était la preuve « Ma pauvre chérie, tu l’as bien martyrisé, cette valse ! » ou « Je suis sûre qu’en jouant ce morceau tu as réveillé M. Diabelli qui dormait bien tranquillement dans sa tombe ! »
Quand elle constatait que les mains de sa fille s’avachissaient sur le clavier, mon dieu, elle n’en pouvait plus ! Elle s’excusait auprès du professeur et allait prendre l’air dans le jardin. Cette enfant ne ferait jamais rien de bien au piano, jamais ! Alors, pourquoi continuer à lui faire donner des cours particuliers qui lui coûtaient les yeux de la tête et  ne servaient à rien, sinon à entretenir le professeur ?
Le professeur de sa fille était un homme jeune et courtois. Il avait un visage mince aux pommettes saillantes  et ne se départissait jamais de son sourire, quoi qu’il arrive. Quand la leçon était terminée, elle lui remettait le chèque hebdomadaire en  plongeant son regard dans ses yeux dont la couleur  était si particulière… ce n’était ni du bleu, ni du gris, mais une teinte unique qui lui rappelait les reflets de la rivière où elle allait se baigner enfant. Elle dut admettre que les cours de sa fille n’étaient qu’un prétexte pour  voir le professeur. Il était si doux, si patient, tout le contraire du père de l’enfant. Et ses doigts merveilleusement longs, quel bonheur de les voir courir sur le clavier lorsqu’il jouait un nouveau morceau à sa fille ! Le dernier cours, en l’observant à la dérobée, elle n’avait pu s’empêcher de se demander quel goût avaient ses lèvres et comment il faisait l’amour.
Du jardin où elle avait trouvé refuge, elle entendait encore sa fille qui butait sur les notes de cette petite valse de Diabelli. Mon Dieu comme elle était maladroite ! Elle lui en voulait de donner une aussi mauvaise image d’elle au professeur.

* Texte écrit à partir de cette photo gentiment prêtée par  Mû, du blogamû

6 juillet 2008

Le départ à la retraite

NB : ce texte est une fiction

Quelle merveilleuse représentation ses collègues lui avaient faite pour son départ à la retraite. Elle s’était donnée corps et âme à son métier et maintenant elle était devant ses collègues – ceux qu’elle avait aimés mais aussi ceux qu’elle avait détestés -  pour les remerciements rituels.  Elle avait bien préparé quelque chose, mais comment le lire après ce spectacle-là ? Elle s’était vue croquée, caricaturée et elle ne pouvait plus se permettre de rejouer tout à fait la même partition. Et si elle parlait d’elle ? Si elle se laissait voir un peu - juste un peu - telle qu’elle était vraiment ? Mais il ne fallait pas qu’elle pleure, ah ça non, elle ne donnerait pas ce plaisir-là au proviseur ! Elle aurait tout le temps de pleurer sur son sort, chez elle, loin de tous, et tous les jours, si elle le souhaitait. Etait-elle vraiment telle que ses collègues l’avaient montrée ? Amoureuse des textes et des auteurs, amoureuse de la culture, rebelle, icône laïque et syndicale, amoureuse de la scène - parce que chaque cours était une petite pièce de théâtre – amoureuse de l’amour qu’elle portait à l’école ? Et les élèves, les avait-elle aimés pour ce qu’ils étaient ou pour la pâte malléable qu’ils avaient représentée ? Ou bien parce qu’ils étaient ce public captif qui la regardait heure après heure, sur la scène de la littérature ? Ce public qu’elle provoquait à coup de remarques acides, de bons mots, d’autoritarisme, de paroles élogieuses aussi….  Il y avait une chose qu’on  ne pourrait pas lui reprocher, c’était de ne pas avoir fait travailler les élèves. Elle avait toujours voulu leur donner le meilleur, ce qu’on lui avait donné à elle,  ce qui l’avait élevée. Elle aurait souhaité les éclairer, leur insuffler une passion – sa passion ? - mais ne l’avait-elle pas fait, souvent, au prix de l’intransigeance et sous le masque d’un personnage qui n’était pas tout à fait elle  ?
Et les hommes, ceux qu’elle voyait dans la salle, les avait-elle appréciés  ? Et les femmes, n’en avait-elle pas envié certaines parce qu’elles étaient ce qu’elle n’était pas et n’avait jamais été, même jeune ?
Et pourquoi avait-elle élevé le conflit au rang de Grand Ordonnateur du chaos ? Parce que toute vie était un chaos - elle y croyait profondément - et se devait d’être organisée, autant que faire se pouvait. Au prix d’un immense effort, elle  avait mis de l’ordre dans sa vie, avec les auteurs, ses auteurs : Hugo, Flaubert, Châteaubriant, Balzac, Shakespeare… beaucoup d’hommes… ils avaient remplacé les amants qu’elle n’avait pas eus.
Maintenant c’était à elle d’être sous le feu des projecteurs, elle devait faire son discours. Elle improviserait un peu, cabotinerait beaucoup, leur donnerait un peu d’authenticité, la touche suffisante pour jouer juste ; ça elle savait le faire, elle l’avait fait toute sa vie ; quant à lever un pan du voile, non, elle ne pouvait pas, c’était trop douloureux.
Ce soir encore, elle serait une artiste.

4 juillet 2008

On n’est jamais tout seul dans sa peau

On n’est jamais tout seul dans sa peau* ! Je suis multiple et me multiplie depuis des années à ne plus savoir que faire de mes « moi » qui s'empilent. Je n’ai jamais su combien on était au juste, mais on vit à l’étroit, on se gêne, on s’encombre, on se déteste… Quand l’un veut parler, l’autre prend la parole, et on ne s’entend plus. Quand l’un veut bouger, l’autre ne veut pas, et on se marche sur les pieds. Je crois que je vais déménager ; cette fois, c’est décidé, mais qui vais-je habiter ? Et comment  ? On ne peut pas arriver dans la peau d’un autre, comme ça, ses valises à la main et le mettre devant le fait accompli, c’est monstrueux ! Je le sais parce qu’on me l’a déjà fait, et ça c’est mal  terminé.
Il est temps que je me quitte pour aller vivre ailleurs. C’est dur de se quitter, mais qui sait si on ne renaît pas de ses adieux ? Je suis fatiguée de moi-même, il me faut voyager dans d’autres corps, d’autres âmes, d’autres langues…Il y a une semaine, je me suis écrit une lettre que je me suis lue, mais ça m’a fait plus de mal que de bien, j’aurais dû y mettre les formes, j’aurais dû me ménager – je n’ai jamais su être bonne avec moi -  j’aurais dû montrer plus de compassion à mon égard, j’aurais dû  m’aimer ! Enfin c’est trop tard, le mal est fait, les valises sont à la porte, je dois partir…

* citation tirée d’un livre de Patricia Highsmith

3 juillet 2008

La petite pièce à écriture

blogamu« Avant tu me refusais ton corps, maintenant tu me refuses tes mots. Je ne peux même pas dire que je sois triste. J’entends le bruit des vagues qui se brisent sur la grève… »
- Tu écris ?
Elle lève la tête, surprise de le voir de si bon matin dans « sa pièce à écriture »  ; mais après tout, cette maison est la sienne, c’est lui qui l’a achetée. Elle ne supporte pas qu’il pénètre dans cette pièce dont la fenêtre s’ouvre sur l’océan. S’il reste, son inspiration la quittera, comme à chaque fois.
- Tu m’excuses mais il faut absolument que je termine ça. Une commande !
- Une commande ? Mais personne ne te commande plus rien depuis longtemps !
Elle ne répondra pas à sa provocation, il en sera pour ses frais. Il est vrai que son éditeur ne l’appelle plus depuis longtemps, mais elle a encore quelques petites commandes à droite et à gauche. Elle entend les cris des goélands qui se fondent dans ses mots ; pourquoi ne s’envole- t-elle pas, elle aussi, comme ces goélands qui tournoient au-delà des murets ? Elle devrait partir, mais comment se résoudre à quitter cette fenêtre qui s’ouvre sur l’océan ?
- Alors, elle est de qui cette commande ? Insiste-t-il.
- Un nouvel éditeur.
Elle espère bien qu’avec cette réponse-là, il la laissera tranquille. Elle  sent qu’à cause de lui, elle perd une fois de plus le fil de sa narration ; son écran restera aussi blanc que le sable découvert après que la mer s’est retirée. Pourquoi choisit-il toujours les moments où son monde s’ouvre à l’écriture pour lui parler ?
- Je veux faire l’amour avec toi.
- Hein ?
- Oui, tu m’as bien entendu. Je veux faire l’amour avec toi, maintenant !
Voilà tout ce qu’il a trouvé pour l’arracher à son inspiration. Elle le connaît, à chaque fois qu’elle est dans sa « pièce à écriture » il cherche des prétextes – même les plus improbables – pour qu’elle cesse d’écrire.
- Ecoute, pas maintenant, je n’ai pas envie.
- Tu n’as jamais envie.
- C’est faux. Je dirais plutôt que je n’ai pas envie quand toi, tu as envie.
Maintenant il va repartir l’air contrit, comme d’habitude, et de sa fenêtre elle le verra arpenter la plage pour sa promenade quotidienne vers l’océan. Peut-être qu’un jour il ne reviendra pas, peut-être. Tiens, ça c’est  une idée, elle le tient son nouveau texte, l’histoire d’un homme qui marchera vers l’océan et qui ne reviendra jamais…
- Je me demande pourquoi on vit ensemble, fait-il avant de disparaître.
Elle, elle ne se le demande pas. Ils sont encore ensemble grâce à «  la petite pièce à écriture » qui s’ouvre sur l’océan.

* Photo gentiment prêtée par Mû du  blogamû.

1 juillet 2008

Le chien est l’avenir de l’homme

Plus je connais les humains, plus j'admire les chiens.* Les humains  je peux pas les encadrer, surtout ceux qui se réjouissent de la vie, avec leur bonne conscience poisseuse. Franchement, merde, donnez-moi une raison d’être heureux dans la vie, une seule ? Je bave sur ceux qui me gonflent avec leurs « Mais  ya pire que toi, quand même, regarde en Afrique ! » et j’emmerde ceux qui insistent avec leurs « Et puis toi, tu peux décemment pas te plaindre, t’as un travail ! » C’est vrai que j’ai un travail et qu’est-ce qu’il me rapporte mon travail ? S’ils savaient ce que ce que mon travail me tue. Le matin, quand mon réveil sonne, j’ai qu’une envie, c’est lui mettre un gros coup de poing dans sa gueule farcie de minutes  ! Et quand j’arrive au boulot, ça me démange de défoncer le portrait de mon chef de service qui nous rabâche toujours les mêmes slogans éculés : « Il ne suffit pas de répondre aux demandes des clients, il faut aller au-devant de leurs demandes etc ! » Je me fous de faire du chiffre. Je  vais quand même pas vendre aux gens ce dont ils se contrefoutent !
Le triple imbécile ! A croire qu’il a un compteur de ventes dans le ventre et que ça fait « DRING » à chaque fois qu’il écoule 100 enveloppes pré-affranchies. Je l’emmerde mon chef. Un jour je lui dirai ce que je pense… Mon problème c’est que j’y arrive pas ! Un jour je lui serrerai le cou jusqu’à ce qu’il puisse plus respirer, ce connard ! Et à ce moment-là il se rendra compte que la vie a plus d’importance que ses  putains d’enveloppes pré-affranchies ! S’il était plus là, le monde y gagnerait en humanité, je vous le dis !
Ouais,  j’admire les chiens. Comment ils font pour supporter les hommes, les chiens ? A chaque fois que je vois un chien avec son maître, j’ai envie de me mettre à chialer ! Pauvre chien, une vie  à se traîner un maître qui aboie en permanence. Tiens, au fait, est-ce que j’ai donné à manger à Néron, où il est ce con-là ?
- Néron ! Néron ! Viens voir ton maître, tout de suite !
Mais où il est cet abruti, où est-ce qu’il est parti se foutre ?
- Néron, tu viens  Nom de Dieu !!!
S’il arrive pas en moins de deux je vais lui foutre un de ces coups de pied au cul dont il se souviendra.
- Néron ! Putain de bordel, tu viens oui ou merde !
Il y a des fois où je maudis le jour où j’ai acheté ce chien à la con ! J’aurais mieux fait de me pendre !

* Cette phrase est extraite du Gentleman de velours de Richard Skinner

29 juin 2008

Moins je le vois, plus je l’aime !

Moins je le vois, plus je l’aime, ça a toujours été comme ça avec Jordan. Bon, évidemment,  faudrait pas qu’il fasse comme le mari de Cindy qui est parti acheter un pack de bière et qui est jamais revenu ! Moi le mien, il revient toujours. Il a toujours été fidèle à sa maison. 
Et puis d’ailleurs, de mon côté, je suis pas Pénélope, hein ? La dernière fois qu’il est parti à Paris, Jordan, je sortais à peine de la gare que je suis tombée sur Momo, un  mec du temps de Renault, à Cléon. On a causé un peu, il m’a tendu une perche, et de perche en perche, on s’est retrouvé au lit à l’hôtel de la gare. Ca tombait bien, je travaillais pas ce jour-là. Bon, mais Momo, c’est juste un « amuse gueule », une fois par mois, et encore, parce que Momo, au lit, on dirait un marteau piqueur !
Comme plat de résistance, j’ai  Marvin. Marvin, je l’ai connu quand j’ai fait un remplacement à la poste de Canteleu, il y a 5 ans. On s’était perdu de vue, mais la dernière fois que j’ai emmené Jordan à la gare, J’ai vu Marvin qui était venu accompagner son fils à la gare. Vous allez croire que je passe mon temps à la gare, mais c’est juste que Jordan, il  aime pas conduire, alors il faut bien que quelqu’un l’accompagne  !
Marvin, 1 m 90, des muscles à émoustiller tout un régiment de femmes et surtout son tatouage sur le bras droit ! Qu’est-ce qu’il a pu me faire rire quand il faisait rouler les fesses de sa pin up avec ses biceps ! A la poste, on était toutes à ses pieds. En tous cas, quand je l’ai vu à la gare, Marvin, la salive m’est montée à la bouche, un peu comme quand j’ouvre un pot de moutarde, et j’ai pas dit non quand il m’a dit oui ! Vous penserez peut-être que je couche tout le temps, mais après tout, est-ce que je sais ce qu’il fait quand il est à Paris mon Jordan, hein ? Bien sûr, j’ai jamais eu de preuves, mais moins on a de preuve, plus on a de chance d’être trompée !
Avec Marvin, on fait des petites escapades dans son mobil home du côté d’Yvetot, en pleine campagne. On fait l’amour dans l’herbe et on se réveille avec les meuglements des vaches  ! Le problème avec Marvin, c’est qu’il parle trop, il voudrait me faire croire qu’il est intelligent, mais vu le nombre de conneries qu’il  débite à l’heure, j’y crois plus ! J’ai envie de lui dire qu’il ferait mieux de baiser et de la boucler, mais j’y arrive pas ; j’ai toujours été trop polie !
C’est curieux, moins je le vois Jordan et plus je l’aime, ça a toujours été comme ça avec lui ! La première fois que je l’ai trompé, Jordan, c’était une semaine après notre mariage, avec le voisin d’en face, un type qui se croyait tellement beau qu’il se mettait nu à la fenêtre ! Ce type, il a fait la roue pendant une semaine et puis je suis tombée dans ses plumes ! Faut dire que j’ai toujours été attiré par les mecs qui veulent en mettre plein la vue et Jordan, côté « plastique », c’est pas ça !
Maintenant que j’y pense, je trouve ça bizarre qu’il ait jamais rien vu, Jordan ! Ou alors, il fait semblant !
Peut-être  que c’est pour ça que je l’aime, Jordan ! Ça fait 10 ans qu’il fait semblant, même pour faire l’amour !

26 juin 2008

Faire des listes

C’est à cause de cette putain d’histoire que je me suis mis à faire des listes. Non, ne partez-pas, restez, j’ai peur. Si vous  restez avec moi, je vous promets que je suivrai vos conseils. Je me suis aperçu par hasard que faire la liste des courses stabilisait mes humeurs : Thé, café, sel, moutarde, lait, fromage, pâtes soja, thon etc… je pouvais enfin avoir  des certitudes dans ce foutu merdier.  Très vite, la liste des courses m’a plus suffi, j’ai dû en trouver une autre. Alors j’ai fait la liste de mes défauts, j’avoue que j’ai pas eu de mal à la  rédiger ! Il m’a suffi d’en écrire un  pour accoucher tous les autres : paresse, tristesse, impolitesse, faiblesse, bassesse, gourmandise, mensonge, orgueil, colère, envie…. Mais cette liste-là non plus n’a pas suffi, j’en voulais toujours plus pour conjurer mes angoisses, et j’ai fait la liste de ce que je déteste : ranger, saluer, parler en public, engager la conversation avec une femme, écouter les fadaises de ma voisine, faire du sport, travailler, téléphoner à mes parents… Et ce qui devait arriver arriva : plus je faisais des listes, plus j’avais besoin d’en faire, j’étais devenu  listo-dépendant ! Je sais qu’il y a  des dépendances plus graves, mais je commençais à avoir peur que mon imagination se tarisse : j’en étais arrivé à devoir établir deux listes par jour pour ne pas sombrer. Et qu’est-ce qu’il  se passerait si j’arrivais plus à faire de listes ? Et puis le drame arriva  et je suis tombé gravement malade. La dépression s’est installée pour  plus me quitter. J’errais dans mon appartement en débitant mes anciennes listes à voix haute, mais elles me faisaient aucun effet, un peu comme d’anciennes maîtresses que vous revoyez pour pas crever de solitude, mais question émotions, rien ! Mon appartement est même devenu un « gueuloir » de listes ! Les voisins se plaignaient du bruit, et la concierge a fini par appeler ma femme qui m’avait quitté six mois plus tôt. L’humiliation !
Non, ne vous levez-pas, ne partez pas, je vous en prie, si vous partez, je vais me retrouver tout seul et je sais que je me supporterai pas… Vous voulez que je prenne les comprimés maintenant ? Vous dites que ça serait plus raisonnable ? Moi je veux bien, mais j’ai pas envie de remplacer une dépendance par une autre… enfin puisque vous insistez… mais je vous demande une chose, une seule, si ma femme se présente, dites-lui que je veux pas la voir, parce que si j’en suis là, c’est bien à cause de cette salope, alors qu’elle aille se faire foutre !

22 juin 2008

La photo déchirée

bancElle passait sa vie à attendre des signes. Par exemple le jour où elle découvrit la photo sans visage…
Au départ, une simple photo déchirée sur le bord d’un banc où elle s’était assise par hasard. La journée était  belle, mais elle savait que le beau temps n’était pas fait pour durer, alors elle s’était accordée une pause. C’est au moment où elle posa son sac sur le banc qu’elle l’aperçut ; elle en saisit délicatement les morceaux, les observa et décida immédiatement de reconstituer le puzzle sur son carton à dessin. La photo reconstituée  l’horrifia : il s’agissait du portrait d’un homme dont les traits du visage avaient disparu. Elle constata que ce n’était pas un effet du temps car le contour du visage, les cheveux, les oreilles, le haut du corps, tout était parfaitement net. L’homme au visage absent avait l’air plutôt jeune, mais peut-on donner un âge à un être dont les yeux, le nez, la bouche, les sourcils ont disparu pour ne laisser place qu’à un masque blanc ?
Occupée par la contemplation de la photo reconstituée, elle ne vit pas qu’un homme s’installait à l’autre bout du banc. Elle semblait toujours étrangère à ce qui l’entourait, comme si vivre, pour elle, ne se limitait qu’à ouvrir les petites portes symboliques que des signes lui désignaient. L’homme lui adressa la parole mais,  penchée sur le visage sans visage, elle ne l’entendit pas. Quand l’inconnu répéta sa phrase, elle sursauta. Elle se souvint, bien plus tard, qu’elle avait dû faire un effort pour ne pas hurler. L’homme glissa  son corps plus près du sien et approcha d’elle un visage bandé d’où seuls émergeaient trois trous.
- Pourquoi vous voulez reconstituer quelque chose qui n’existe plus ? Lui demanda-t-il d’une voix assourdie.
Elle regarda rapidement autour d’elle, pensa un instant partir à toutes jambes, mais se dit que dans sa course elle perdrait  certainement des morceaux de la photo et cette idée lui était insupportable.
- Et pourquoi pas ? Fut la seule réponse qui lui vint à l’esprit.
- Parce que la vie n’est pas un puzzle !  Et bien fou celui qui pense maîtriser son destin ! Regardez-moi !
Elle jeta un coup d’œil furtif vers le visage bandé, rangea rapidement les morceaux de la photo dans son carton à dessin et resta silencieuse. L’inconnu haussa légèrement le ton
- Pourquoi  elle vous intéresse cette photo ?
- Parce qu’on me l’a donnée !
- Mensonge ! Cette photo est à moi, je viens de la déchirer ici même, il y a 5 minutes !
- C’est vous qui mentez !
Maintenant le corps de l’homme touchait presque le sien, et la voix  reprit :
- Ça suffit, rendez-la moi !
- Jamais, c’est moi qui  l’ai trouvée ! Les signes sont à ceux qui les trouvent !
- Pour qui te prends-tu, petite sotte ? Tu ne crois pas que tu as fait assez de dégâts comme ça ?
Ce tutoiement la surprit, la connaissait-il ? D’un mouvement rapide il se saisit d’un morceau de son bandage et commença à  le dérouler ; elle hurla
- Arrêtez !
L’homme s’interrompit sur le champs.
- Je vais vous les rendre ces morceaux, je ne savais pas que c’était si grave, je suis désolée, je… et elle commença à sangloter tout en fouillant dans son carton à dessins afin de lui rendre la photo déchirée.
L’inconnu ne dit rien, prit les morceaux, les enfouit dans sa poche puis partit à grandes enjambées.
De retour chez elle, elle ouvrit son carton pour en sortir le dessin qu’elle avait terminé à l’atelier l’après midi, mais elle se rendit compte – et elle ressentit immédiatement un terrible sentiment de culpabilité qu’elle ne s’expliqua pas -  qu’un morceau de la photo était resté coincée entre deux feuilles de papier canson.
Elle le prit délicatement, l’isola sur une grande feuille blanche sous l’abat-jour du salon, puis reconstitua patiemment, au fusain, le visage de l’homme tel qu’elle se l’imaginait. Une fois le visage achevé elle constata, épouvantée, qu’elle avait dessiné, trait pour trait, le portrait de son père disparu quinze ans plus tôt.

PS : photo vue sur le site http://www.bancspublics.net

17 juin 2008

La messe d’enterrement *

chant- Ah c’était un bel enterrement, je vous jure. Quand je pense que sa sœur de 94 ans est allée toute seule jusqu’à l’autel, raide comme un piquet, si c’est pas beau ça, quelle santé ! Ah elles s’entendaient bien  les deux sœurs, toujours ensemble, mais c’est celle de 97 ans qui est partie d’abord, normal, elle était plus âgée. Et  la musique, vous auriez dû entendre ça, c’était beau comme un oiseau qui vole dans une église, je crois bien que c’était un opéra grégorien, j’avais encore les notes qui résonnaient dans ma tête en sortant de l’église. J’ai jamais vu d’enterrement aussi beau, même celui de mon mari, pourtant j’avais payé cher, je vous dis ça en anciens francs, mais c’était 150 000 francs, et on était resté qu’une heure dans l’église. Là deux heures ! Ça a dû lui coûter cher, mais j’ai pas vu passer l’après-midi, on est sorti à 17 heures. Ah elles ont pas eu une vie facile les deux sœurs, elles sont parties de rien, mais à l’époque c’était comme ça. Pas comme maintenant ! Si c’est pas malheureux tous ces jeunes qui volent et qui se droguent et qui boivent ! Ils le disaient l’autre jour à la télé ! Ah, c’est plus comme avant…
- Vous m’excuserez Madame B, mais je dois aller préparer le repas, sinon on ne va jamais se mettre à table. Allez, bon dimanche et à bientôt…

* texte largement inspiré d’une conversation avec ma voisine
* photo vue sur le site :
http://abbaye-aux-hommes.cef.fr

15 juin 2008

Le train de Venise

gareUne pluie battante, un froid glacé, un automne de chien, une vie lacérée où le seul chemin qui s’offre est la fuite… Son sac en bandoulière, il s’engouffre dans le hall de la gare. Le panneau d’affichage indique  la voie numéro 4. Encore trois quarts d’heure avant le départ. Il décide d’aller sur le quai et constate que le train de Venise semble s’être endormi sous un nuage de poussière. A Venise, personne ne l’attend, personne ne l’attend nulle part. Il va à Venise pour faire semblant. Une voix troublante annonce les départs : qui n’a pas été amoureux  de la femme du haut-parleur* ? Quel est le corps de cette voix ? Sa vie est un port qui n’accueille plus de femme depuis 12 mois. Son corps ressemble à un bout de bois mort, sans doute quelque chose s’est-il cassé dans l’horlogerie fragile du désir, sans doute  ne peut-il plus…
Il monte dans le train de Venise où il a pris un compartiment individuel et s’installe sur sa couchette après avoir pris soin de sortir un livre de Patricia Highsmith - L'inconnu du Nord express. A Chaque tournant de sa vie, il lit un livre d’elle, il aime croire à l’implacabilité du destin. Un coup de sifflet arrache le train à sa torpeur automnale ; ce départ ravive le goût amer de la fuite qui ne l’a jamais abandonné depuis son enfance.
Il essaie de s’adapter au rythme du train qui n’en finit pas d’essayer de trouver une vitesse de croisière quand  on frappe à la porte de son compartiment : un coup bref, puis un autre, plus faible. Il hésite un instant et finit par ouvrir, la curiosité est  plus forte que l’ennui. Une  femme brune, grande, le fixe sous ses cils noirs, sans rien dire.  Que lui veut-elle ? Elle est belle, une beauté sombre qui lui fait presque peur. Ils se regardent. Il voudrait lui dire quelque chose, il croit  la connaître mais il ne peut proférer un seul son, sa voix est bloquée dans l’arrière gorge. Elle semble vouloir  rentrer dans le compartiment, rester peut-être ? Lui,  la  regarde comme s’il l’avait déjà condamnée. La femme aux cheveux noirs ignore cette condamnation,  son corps est maintenant  devant lui jusqu’à le frôler, mais au moment où elle fait un geste vers lui, il lève le poing, l’abaisse et  émet un cri qui lui déchire la poitrine

– N’approche pas,  je n’ai plus rien à te dire, je ne veux plus te voir ! 

Elle semble perdre l’équilibre et  recule en titubant loin, très loin, là où elle ne le rejoindra plus…

* phrase lue dans l’un des livres de Sébastien Japrisot.

PS : photo gentiment prêtée par le rédacteur du blog : http://www.galileo-web.com

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