Voici un nouveau Duo avec Caro, qui a souhaité que nous écrivions à partir d'une photo qu'elle a choisie sur ce blog.
Aujourd'hui, vous pouvez lire le texte de Caro, le mien sera publié le 24 mai.
Aujourd’hui, j’ai retrouvé mon visage.
Je me suis levée un matin et, en voulant mettre ce soupçon de rouge à lèvres sans lequel je me sens nue, je n’ai pas retrouvé mon visage dans la glace. C’était une autre, un moi-même qui semblait s’être déplacé de quelques centimètres. Mes cheveux dansaient sur mes épaules brûlant de reflets inconnus. Je m’approchai pour observer l’iris et les pupilles de mes yeux, mais je ne retrouvai pas les deux billes marrons rieuses et chatoyantes qui avaient tant de mal à s’éveiller dans les matins froissés. Je suivis du regard les contours de mon corps devenus diffus. L’autre qui ne souriait pas dans la glace n’était pas moi. L’heure tournait, il me fallait partir en embarquant ce reflet d’un autre soi.
C’était il y a huit ans. Depuis j’ai rassemblé quelques souvenirs de l’ancien je éclipsé par ma nouvelle image. Le premier me revint en mémoire lors d’un week-end passé près du lac de Côme. Nous nous reposions, Jean un de mes amants épisodiques et moi, blottis l’un contre l’autre dans le tumulte de nos draps d’hôtel satinés. J’observai à travers la large baie vitrée l’anse du lac, en admirai la robe soudainement bleu sombre, quand il me dit « Tes yeux ont l’aventurescence* des pierre-de-soleil ; je ne l’avais jamais remarqué auparavant. Jusqu’à aujourd’hui, je pensais que tu avais des yeux de chat. »
Jean était joaillier. Quand nous décidâmes d’un commun accord de ne plus nous revoir, il m’offrit une délicate parure en pierre-de-soleil, exacte réplique de la lumière de mon regard, ajouta-t-il avec un brin d’emphase. Je tiquai sur l’affection attachée à ces derniers mots et, en mon for intérieur, je me félicitai que nous nous quittions.
Pourtant il m’aurait suffi que je m’accroche à une remarque « Tu as fait quelque chose à tes cheveux, ils me semblent plus clairs ? » pour retrouver une photo ou un souvenir qui m’auraient ramenée aux jours d’avant. J’aurais simplement pu en parler à une amie ou à ma mère. Aller voir un médecin, un spécialiste. Ils auraient peut-être fait surgir de mon existence un événement déclencheur passé inaperçu, un accident véniel, les pas feutrés d’un fantôme. Mais pourquoi savoir, pourquoi vouloir toujours comprendre ? Puisque j’avais décidé de me glisser dans l’interstice qui s’offrait à moi et d’en épouser l’incertitude qui s’en dégageait.
Huit ans. J’avais appris à me mouvoir en décalé. Si je n’avais pas encore apprivoisé complètement cet autre moi, j’avais appris à cohabiter en bonne intelligence avec lui. Et je menais sans doute une existence plus fantaisiste et plus légère qu’auparavant, m’autorisant ce que je n’aurais jamais osé.
Et aujourd’hui, alors que je me rendais à une adresse où un ami m’a signalé avoir repéré un lot de bagages démodés que je recherchais - je suis décoratrice étalagiste - j’aperçus dans un coin, reposant sur un buste, mon ancien visage. Alors que je réglais le lot de valises que l’on déposerait plus tard dans mon atelier, je me tournai vers lui. Je lui trouvai une mine quelque peu désenchantée jusqu’à ce que ses yeux rencontrent les miens. Il ne fallut que quelques secondes pour nous rendre compte que nous étions désormais étrangers l’un à l’autre et que sa mélancolie native lui faisait préférer l’ambiance feutrée du brocanteur. Je déposai un baiser d’adieu sur ses lèvres, glissai une caresse sur sa peau aux rides absentes ; je crus apercevoir un éclat chatoyant dans ses yeux tel un gage d’une complice entente. Je sortis refermant la porte en silence sans plus me retourner.
* Cet effet d’optique est dû à des paillettes incluses dans certaines pierres ornementales telles que l’aventurine ou la pierre de soleil (sunstone). Ces paillettes font scintiller la pierre lorsqu’elles réfléchissent la lumière. Source www.gemmmantia.com