Nouveau duo avec Caro du blog les heures de coton.
Nous pourrons utiliser cette phrase de Jacques Higelin, ou nous en inspirer : "Quand tout le monde dort, tu as l'impression que ceux qui veillent ramassent les rêves des autres".
Aujourd'hui, voici mon texte :
Dans la nuit, tous les hommes sont-ils gris ?
« Les masques de carnaval, oui, les masques de confinement, non ! », voilà ce qu’elle se répétait.
Hostile au masque, elle ne prenait plus les transports en commun. Quand elle croisait dans les rues tous ces êtres masqués incapables de se reconnaître, elle ressentait une terrible frayeur.
Frayeur qui arriva à son apothéose quand un type au masque sombre et à la veste noire s’arrêta devant elle dans la rue des soucis alors que la nuit tombait. Elle eut tout de même le courage de lui dire.
- Je voudrais passer.
- Non, on s’arrête et on me parle.
- On qui ?
- On, vous.
Ce type était cinglé, certainement un de ces traumatisés du confinement dont on parlait parfois dans les médias. Elle commença à respirer lentement afin de se calmer, puis elle lui dit.
- Avec votre masque et la nuit qui tombe je ne peux pas savoir qui vous êtes.
- On se connait peu.
- Donc ?
- Donc on se parle. Vous me parlez.
- De quoi ?
- De moi.
- Mais comment je peux parler de vous puisque je ne vous connais pas ?
- Vous me posez des questions.
Personne dans la rue – elle était si étroite, si courte cette rue et si peu de personnes y habitaient – il valait mieux qu’elle accède à son désir. Et elle débuta ses questions de la façon suivante.
- Comment vous sentez-vous ?
- Bien.
- Comment avez-vous décidé de me parler ?
- En vous imaginant.
- Pourquoi moi ?
- La curiosité.
- Comment vivez-vous le confinement ?
- Je sortais déjà peu avant.
- Qu’est-ce qui a changé pour vous durant cette période ?
- J’ai eu le plaisir de ne pas aller voir mon père en maison de retraite.
- Il est mort ?
- Pas encore. J’attends.
- Quoi ?
- Le déconfinement pour aller le tuer.
- C’est de l’humour ?
- Oui. Noir, comme mon masque.
- Quelque chose à ajouter ?
- Quand tout le monde dort, on a l'impression que ceux qui veillent ramassent les rêves des autres. Ce n’est pas de moi, c’est de Jacques Higelin.
- C’est beau. Plus beau que le meurtre du père.
- Belle âme que la vôtre, répondit-il.
Elle rougit et son absence de masque fit découvrir la nudité de son âme à cet homme qui lui faisait face.
Finalement, elle décida d’achever leur étrange rencontre par cette demande.
- Allez, bas les masques, Monsieur.
Il le fit aussitôt et elle découvrit, sous le réverbère qui s’était allumé, un paysage étrange où les rides creusaient de courts sillons et où le bleu des yeux traçait une rivière qu’elle décida de suivre. Elle ne dit rien. Elle avait honte de cette visite indiscrète qu’elle s’était autorisée.
- Alors ? dit-il
- Alors je crois vous connaître. D’où, je ne sais pas.
- Je vais vous dire où nous nous sommes rencontrés. Un instant.
- J’attends
Il sortit de sa poche une lettre qu’elle lui avait écrite. Il la lut :
« Monsieur, pourriez-vous arrêter, après 22 heures, d’écouter Wagner à un tel niveau sonore. Je suis épuisée. Wagner m’empêche de dormir et me conduit en enfer. Merci de votre compréhension. »
- Ah, c’est vous ? En tout cas, merci. Depuis que Wagner a disparu après 22 heures, je dors mieux.
Il sourit et conclut par ces mots qui, depuis qu’il les avait prononcés, occupaient le cerveau confiné de la jeune femme.
- Votre voisin, moi donc, vous invite demain à 19 heures à un apéritif de déconfinement, sans Wagner, bien sûr, donc entre vous et moi. Bonne nuit et à demain, jour du déconfinement.
Il remit son masque et partit à grandes enjambées vers une destination inconnue.
Elle se demandait si elle aurait le courage d’aller chez cet ami de Wagner…