Aujourd’hui textes croisés : le texte que vous allez lire est de Caro-carito, du blog les heures de coton, quant à mon texte, il est sur son blog.
La consigne était la suivante, écrire un texte à partir de " Dream ", de John Cage et de l'expression " mode définitif "
Dix-sept chaises, quatre-vingt-neuf minutes, un silence.
Juan regarde les dix-sept visages qui l’entourent. Des traits jeunes, entre deux âges, des hommes, des femmes, peaux mates, peaux claires, avec ou sans lunettes, pauvres, peut-être riches. La salle, jaune citron, murs tranquilles, est située dans l’aile ouest de l’institut San Judas Tadeo, le patron des causes désespérées. Et c’est vrai, seuls ceux dont l’existence n’a plus d’issue arrivent jusqu’ici.
Juan lève les yeux vers l’horloge. 10 h. Lentement, les voix se succèdent. Un fil, un chuchotis, un ton bravache, une litanie. Juan sait que, contre toute attente, cette lente mélopée qui se fond dans le tremblement d’une épaule, dans le pli qui barre un front las, dans les mains qui tambourinent mécaniquement, ce long chant monocorde apaise. Une chaise crisse contre le carrelage brun sang, des pleurs, une phrase se brise. Chacun, chacune debout, tour à tour, comme un cercle qui se fait et se défait à chaque voix qui s’ouvre et qui se tait.
Il jette un coup d’œil à l’horloge. Ici on l’appelle le maître du temps, car il soupèse les quatre-vingt-neuf minutes de la séance de paroles avec justesse. Tous savent que, quand ses yeux se posent une deuxième fois sur le cadran argenté, quatre-vingt-neuf minutes se sont dissoutes entre les murs jaunes. Ils se lèvent, brisent le dernier silence. Se libèrent de la tension de cet être-ensemble, se retrouvent à nouveau seuls et renouent avec la peur.
Lucha ouvre la porte en premier, comme toujours. Lucha métisse plantureuse, faite pour un rire qui l’a désertée. Luis, Andréa, Lupe... Il ne reste plus que Thèlme, mince comme un fil. Jorge, si gentil, si prévenant, ouvre la porte en grand pour la laisser passer. La musique jaillit du couloir. Bordel, lâche Juan, il l’a fait ! Et il repense à ce connard de petit docteur étranger qui est arrivé le mois passé. Juan avait pourtant bien insisté. Pas de musique ici, pas plus une cumbia que du Vivaldi ou une chanson d’amour. Ces âmes ont désespérément besoin de silence. Il se souvient, il s’était levé, avait martelé : « Aucune musique, pas encore, pas maintenant. » Et surtout pas John Cage.
Juan se précipite vers la porte ; tout va si vite, trop vite. Thèlme s’écroule par terre, secouée de spasmes, tressautant et griffant le pauvre Jorge qui se penchait pour la secourir. Le délire collectif qui s’ensuit embrase méthodiquement chaque pièce, chaque étage de l’institut. Il faudra des heures pour que chacun retrouve son calme. Le soir, certains patients devront être admis à passer la nuit dans les chambres mises à disposition uniquement en cas d’urgence.
Vers minuit, Juan lâche la main d’une Thèlme qui dort enfin, assommée par les médicaments qu’il s’est résigné à lui prescrire. Il regagne le bureau qu’il aurait dû retrouver après la séance du matin, celle d’avant la catastrophe. Il prend quelques notes, rédige un rapport exhaustif des événements et s’enroule dans une couverture sur le divan.
Demain à 6 h, le médecin blond revenu d’un colloque à l’étranger assistera à la réunion d’urgence. Juan lui expliquera alors que la musique de ce pays se compose et se joue différemment ici qu’ailleurs. Les notes n’ont pas la même valeur, on n’y trouve ni mode majeur, ni mode mineur. Un simple mode définitif que la junte a déversé dès le berceau, dans chaque cour d’école, dans chaque maison, dans chaque âme. Un mode sans atermoiement qui a accompagné les humiliations et les tortures, comme celles dont on lit encore les traces sur le corps exsangue de Thèlme. Oui, Juan lui expliquera tout cela en lui montrant quelques clichés. Comme ces brûlures de cigarettes que les bourreaux infligeaient avec des gestes déliés sur un air de John Cage ou parfois de Schönberg. Pire aussi. Alors peut-être, le médecin étranger n’imposera plus de musique et, même, repartira très vite, dans son pays paisible où Cage, Bach ou Scarlatti habilleront de leur lumière originelle les murs d’une clinique récemment inaugurée.
Le silence pourra résonner à nouveau dans les pièces nues de l’institut San Judas Tadeo, patron des causes désespérées, jusqu’au creux des paroles qui tournent monocordes et en rond entre les chaises, entre leurs occupants aux gestes usés, tous les jours, quatre-vingt-neuf minutes.
PS : Et, ne manquez pas de regarder cette vidéo : Hitler's opinion on John Cage's 4'33''