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30 juin 2013

Duo

Nouveau Duo avec Caro-carito du blog « les heures de coton ». Pour stimuler notre imagination, cette fois-ci, notre point de départ a été le carnet de la mort, titre tiré d’un manga : the Death Note

Comme d’habitude, nos textes se croisent : son texte est sur presquevoix, le mien est sur son blog.

 

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The Death Note

 

VETCOS138-1Il n’y avait pas que le fait que les filles et les garçons aient le droit de coexister dans le très sélect collège de Tevingtan qui faisait qu’un vent de changement secouait les hauts murs du XVIIe.

C’est en tout cas ce que pensait Jonathan en observant la jeune Tabitha. Cette dernière tenait serré contre elle, un cahier épais, un peu usé où tranchaient en lettres délicatement ouvragées, ses nom et prénoms, sa classe, la couleur de sa promotion.

L’été avait rehaussé les haies de roses charnues et odorantes. Un groupe de collégiennes se dirigeait avec hâte vers l’aile B. La cloche allait sonner. Jonathan fit mine de les suivre. Sa compagne, après une minute d’hésitation, lui emboîta le pas.

La mixité nouvellement instaurée avait secoué les bigots de toutes sortes et rappelé à quel point les opinions de la haute société étaient recouvertes d’une épaisse et vieille couche de poussière et de préjugés. Les trimestres s’étaient pourtant déroulés de manière identique à ceux des années précédentes. Mêmes professeurs guindés, mêmes caquetages obséquieux des filles bien nées et, chez certains rejetons de bonne famille, cet esprit où pointaient déjà le vice et l’arrogance.

Tabitha était tout autre. Elle avait vécu plusieurs années au Japon et en Afrique, au gré de la carrière diplomatique de son père. Depuis peu, ce dernier était en poste à Londres et ses enfants avaient rejoint les bancs studieux de l’élite du pays. En apparence donc, rien ne différenciait Tabitha des autres. Elle portait son uniforme dans la conformité du règlement.

Toutefois sa façon de s’habiller la faisait ressemblait à une de ces délicieuses héroïnes de manga japonais. Elle était major de sa promotion sans plus d’efforts que le pire cancre de l’établissement. Elle ne bavardait jamais, mais son visage avait la faculté de faire poindre une raillerie, une critique sans qu’elle ait besoin d’ajouter un mot ou un geste. La moitié masculine de l’établissement la désirait, la moitié féminine désirait tout autant s’approcher d’elle. Elle était, malgré une provocation assumée, continue et impalpable, une figure populaire, copiée, adorée à l’infini.

« Tabitha, ce livre, c’est ton carnet de notes ? » Une main parfaite caressa la tranche usée. « C’est un Death Note. » Jonathan n’ajouta rien, il savait que la patience était  le seul chemin pour que la jeune fille lui révèle ce qu’elle avait en tête. Ils atteignirent le manoir juste à temps pour rejoindre leur cours de chimie.

Il la revit le soir, assise sur un banc, le carnet sur ses genoux. Il était ouvert sur les informations du cours de Mme Dreyfard, la ronde et acerbe professeure de sciences, celle-là même qui avait fait pleurer, ce jeudi, Fleur, une de leurs condisciples venue de Cornouailles. Cette dernière avait quitté le cours, le corps secoué de sanglots. Jonathan s’assit.

« Elle va mourir. Mme Dreyfard va mourir. »

« Pour Fleur, mais aussi Lucinda, la fillette qu’elle était chargée d’instruire chez les De Rozier et qu’on a retrouvée un matin dans le lac de montagne où la famille passait ses vacances. L’eau était si claire que l’on voyait l’enfant comme à travers un cercueil de cristal.» Jonathan ne dit rien, il se rappelait parfaitement le fait divers qui avait secoué la gentry quelques années auparavant. Surtout, il se souvenait du visage de la mère, encadré de ce casque de cheveux qui avait blanchi en une nuit, et qui avait peuplé les journaux du soir.

« Le Death Note va la tuer. » Tabitha se leva, Jonathan la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse. En 2007, quand Lucinda avait trouvé la mort, Tabitha vivait au Cap.

Mme Dreyfard mourut effectivement une semaine plus tard. Des obsèques furent organisées en plein milieu de semaine et l’on pria les collégiens de vaquer à des activités périscolaires pendant toute la journée. Jonathan retrouva Tabitha à la même place. Il s’assit à ses côtés attendant que la jeune fille rompe le silence.

« J’ai compris très vite que c’était un Death Note. Te souviens-tu de Norah ? Elle persécutait une jeune servante qui s’est enfuie après ; Norah, j’ai vu dans ces pages-là sa date de naissance et sa date de mort, l’heure aussi et son visage. La fille qu’elle a chassée d’ici fait le tapin à Soho. Elle est morte bien sûr. »

« Il y en a eu d’autres depuis. » Elle se tut.

« Il y a eu Mme Dreyfard. » Elle leva les yeux, des yeux bleu vert étrangement clairs, transparents comme l’eau d’un lac d’altitude. Jonathan l’embrassa et sentit, dans ce long baiser, l’ivresse et l’amertume de ce qu’il devina être la mort.

Ils marchèrent côte à côte jusqu’aux vieux murs de Tavingtan. Il n’y avait pas que la mixité qui avait secoué la vieille bâtisse, les esprits et même lui. Il y avait cette étrange jeune fille dont il tenait la main et dont il était amoureux.

 

Caro Mennesson 29/06/13

 

PS : La photo a été empruntée sur ce site.

 

 

 

21 juin 2013

Les fées

L’homme sur son cheval noir avait fait irruption dans la clairière où elle se promenait. Il avait fait virevolter l’animal autour d’elle puis il lui avait demandé si elle voulait monter. Elle avait bien sûr refusé : pour qui se prenait-il ? Cependant, elle lui avait tout de même demandé de la part de qui il venait.
Il lui avait répondu simplement : « Les fées ».


-    Mais pourquoi ne sont-elles pas venues elles-mêmes ? Avait-elle rétorqué, méfiante.
-    En mai, les fées ont fort à faire, alors elles m’ont délégué.


Elle réfléchit un instant tout en l’observant. Sa peau brune donnait à ses yeux clairs une lueur qui venait d’ailleurs.


-    Alors ? Vous venez ? insista-t-il.
-    Mais pourquoi vous accompagnerais-je ?
-    A cause du conte que vous avez écrit et dont vous n’arrivez pas à trouver la fin.


Elle sourit intérieurement. C’est vrai que ce conte lui donnait du fil à retordre. Elle devait l’envoyer à son éditeur avant le 15 juin pour les illustrations, mais il restait dramatiquement inachevé.


La bête commençait à piaffer d’impatience malgré l’autorité du cavalier. Soudain celui-ci lui tendit la main. Elle la prit et elle se retrouva – elle ne se savait pas si souple - à califourchon derrière lui. Elle l’entendit alors dire au cheval.


-    Au galop Sultan, on rentre à la maison !


Et le cheval obéit immédiatement.


Si elle trouva la fin du conte, personne ne le sut, car elle ne répondit jamais à aucun mail ou aucun courrier de son éditeur…

PS : texte écrit dans le cadre des " impromptus littéraires "

16 juin 2013

Le coeur du tournesol

Pour le Duo suivant, mon texte a été écrit en premier. Patrick en a ensuite fait l’illustration. Tous les duos sont sur Jedouble

Le coeur du tournesol

tournesolHélène m’avait apporté des fleurs de tournesol mais moi, je déteste les fleurs, surtout les jaunes. Je lui avais pourtant dit qu’à chaque fois que je voyais des fleurs je pensais à l’amant de ma femme.

Ma femme et moi étions mariés depuis un an quand un inconnu a commencé à la couvrir de fleurs, nos vases n’y suffisaient plus. Il les envoyait par brassées, rouges, roses ou jaunes. Moi je m’étonnais - toutes ces fleurs, pour toi ? lui disais-je - mais ma femme me répondait toujours que c’était certainement une erreur… Jusqu’au jour où j’ai trouvé un billet sur la table de la salle à manger : « J’en aime un autre, je te quitte. Oublie-moi. »

Comme si on pouvait imposer à quelqu’un, par décret,  de vous oublier. Une journée lui avait suffi pour emballer toutes ses affaires.

Le jaune, c’est la couleur des cocus, la mienne. J’ai eu très tôt le pressentiment que je serais cocu. Vous savez, c’est comme ces maladies infantiles qu’on est sûr d’attraper un jour. Le problème c’est qu’avoir été cocu une fois ne m’immunise pas pour autant, et maintenant, avec les femmes je me méfie. Je me demande même si elles ne nous disent pas qu’elles nous aiment au moment où la courbe de température de leur amour flirte dangereusement avec le zéro : une façon perverse d’avoir la paix pour vaquer à leurs amours interdites.

Pourquoi m’avait-elle apporté des fleurs de tournesol ? J’ai cru y lire un présage, alors j’ai pris les devants : ne vaut-il pas mieux quitter qu’être quitté ? Je lui ai écrit un mot tout simple : « J’en aime une autre, je te quitte. Oublie-moi.  » - que j’ai envoyé à son adresse.

L’enveloppe m’est revenue quatre jours plus tard. Son adresse à elle avait été barrée à la règle et une écriture soignée avait écrit la mienne. Un tournesol somptueux avait aussi été dessiné sur la partie gauche  de l’enveloppe et, au cœur de la fleur, on pouvait lire ce mot : « lâche ».

9 juin 2013

Le petit chaperon rouge

Pour le duo suivant, le collage de Patrick a inspiré mon  texte. Ces duos sont tous sur le blog jedouble.

 

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patrickIl lui avait demandé.

-  Tu connais l’histoire du petit chaperon rouge qui se promenait dans la forêt argentée que Dieu a brûlée ?

C’était la deuxième fois qu’elle le rencontrait et elle le trouvait étrange, toujours traînant ses sacs en plastique accrochés au guidon d’un vélo rouillé. Elle aurait voulu ne pas s’arrêter, ne pas lui parler, mais la curiosité était plus forte. Il lui fit signe de s’asseoir sur le banc, posa son vélo contre le mur et prit place à côté d’elle.

-  Tu n’as pas peur de moi, hein ?

Elle ne répondit rien et attendit.

-  Tu n’es pas bavarde toi, se contenta-t-il de dire.

Et il commença l’histoire de la forêt argentée, une histoire où il fit intervenir le chaperon rouge et même le Petit Poucet. Elle n’en demandait pas tant, elle qui n’avait jamais connu les histoires que l’on raconte  à l’heure où la nuit dépose ses voiles de soie sur les yeux des enfants. Depuis qu’elle était née, elle avait seulement entendu des voix impatientes qui lui disaient  « Au lit, dépêche-toi ! » ou « Allez, on éteint ! » Mais pouvait-elle  en vouloir à ses parents ?

Cette forêt que l’homme lui racontait, n’était-ce pas la sienne, celle dans laquelle elle se promenait quand elle accompagnait le troupeau de ses rêves au cœur des vallées nocturnes ? Et le long flot des phrases qui racontaient l’incendie n’était-ce pas la brûlure de sa famille ?
Elle ne lui posa qu’une question.

      -   Et Dieu, est-ce qu’il la fera réapparaître la forêt argentée ?
      -   Tout dépend du petit chaperon rouge.

Elle le regarda surprise ; son visage émacié, mangé par une barbe grise, lui parut soudain très sévère et ses yeux  avaient pris la couleur froide des lacs de montagne.

      -  Je ne comprends pas, articula-t-elle.

Il continuait à la fixer comme un dieu exigeant. Soudain il s’empara de l’un de ses sacs en plastique, y plongea la main et en ressortit quelque chose qu’il dissimula immédiatement derrière son dos.

     -  Je vais te montrer quelque chose mais tu n’en parleras à personne, tu me le promets
     -  Promis.

Il lui tendit  l’objet qu’il tenait caché : c’était une perruque dont les cheveux brillaient au soleil.

     -  Voilà ce que doit mettre le petit chaperon rouge pour que la forêt ne disparaisse pas.
     -  C’est pour moi ?
     -  Oui. Mets-là.

Elle hésita un instant, puis enfonça la perruque sur ses cheveux bruns. Elle sentit que toute force l’abandonnait et elle devint comme ces algues marines que la mer ballotte dans ses eaux troubles.

On ne  revit jamais l’enfant, mais les parents firent-ils état de sa disparition ? L’homme, lui, est toujours là. Hier encore je l’ai vu devant le cinéma. Il avait déposé son vélo contre les grilles et il tenait fermement ses sacs en plastique à la main. Je me suis demandée ce qu’ils contenaient…

4 juin 2013

Duo

Aujourd’hui, avec caro-carito, nos textes se croisent pour un nouveau duo : son texte est sur Presquevoix, quant à mon texte, il  est sur son blog.
La consigne était la suivante : écrire  à partir de cette citation de Cioran tirée de « pensées étranglées » : « Qui êtes-vous ? – Je suis un étranger pour la police, pour Dieu, pour moi-même. » et de ce prélude de la 1ère suite pour violoncelle solo de  Bach

 

 

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Le RV de 8 h 25

C’est parce que le RV était à 8 h 25 que j’ai accompagné mon grand-oncle Charles à son RV. À cette heure, les bus sont pleins et les passagers peu enclins à exercer leur civisme ; de fait, les deux dernières tentatives matinales de l’aimable octogénaire pour grimper à l’intérieur du 128 s’étaient soldées par un échec.

La semaine passée, en désespoir de cause, le médecin avait posé un ultimatum : demain ou changer de patricien. Le vieil homme avait appelé ses enfants, petits-enfants et ses vieux amis. Les premiers, ou, ne voulaient pas se lever, ou n’avaient plus de points sur leurs permis. Les seconds étaient soit morts, soit hors d’état de conduire. Il s’était rabattu sur moi ; je ne sais pas dire non, surtout à ceux qui ne me demandent jamais rien.

8 h 20. Quartier des Carambins, une place assez facile à trouver, zone franche aux parkings spacieux, où les bénéfices des professions libérales s’évadent fiscalement sans passer par les Caraïbes et leurs eaux turquoise. Mon oncle attend depuis à peine deux minutes quand un homme en blouse blanche lui demande de le suivre. Je me retrouve devant une pile de magazines d’automoto et trente variantes de régimes, du printanier au crétois.

8 h 25. Une femme traverse la pièce, la très discrète secrétaire médicale du lieu, je suppose. Elle appuie sur un bouton dissimulé derrière une plante verte et le prélude pour violoncelle de Bach  s'enclenche. Ce n’est pas que j’étale ma science ; simplement, un Noël m’avait apporté un disque avec quelques-unes des mélodies que l’on se doit de connaître, Vivaldi, la lettre à Elise…

Il m’avait fallu cinq mois pour arriver à identifier ces douze pièces pour mélomanes. Cinq mois de « Tu pourras aller jouer quand tu sauras deviner l’instrument du morceau. » ou « N’imagine pas que tu puisses retrouver tes camarades dehors alors que pour toi Vivaldi a tout du nom d’un joueur de foot. » Mon père me qualifia même de mécréant lors d’un repas de famille. Depuis, tous ont oublié l’incident. Toutefois, le surnom, lui, m’est resté.

Et puis, un jour, miraculeusement, je réussis à les reconnaître toutes. On oublia aussitôt le CD que le chien détruisit quelques mois plus tard et je profitais de l’adolescence pour explorer la vague punk.

9 h. J’ai bien fait de prendre ma matinée. Sachant que l’oncle, bien que sourd d’oreille et bégayant, demeure le bavard impénitent que j’ai toujours connu, je me décide à piocher dans la masse de magazines à la date de péremption largement dépassée. Une lecture rapide et je rencontre cette phrase...

9 h 13. J’écoute depuis tout à l’heure la même suite de Bach, Peut-être est-ce le seul morceau que la discrète secrétaire connaît comme moi et, ainsi, si un jour quelqu’un lui en demandait le titre, elle saurait répondre. Je m’étonne aussi de ne voir aucun autre patient. Je m’inquièterais presque, si je n’avais pas abandonné depuis longtemps la littérature d’épouvante, en même temps que le punk. Et puis cette citation, terrible, vous connaissez vous aussi le poids de certaines phrases rencontrées par hasard. Et bien celle-là, je ne la sens pas mais alors pas du tout. C’est le genre à vous coller aux basques pendant toute une vie.

9 h 24. Je hais Bach

9 h 25. Je hais Cioran.

9 h 26. Je hais les deux

9 h 34. J’en suis à mon troisième magazine du tuning et je sens que j’oublie enfin cette connerie émise par le gars Cioran ; c’est fou comme ces définitions de vie à la con peuvent vous angoisser. On finirait par y croire, un peu comme les surnoms.

9 h 40. L’oncle sort enfin. L’homme en blouse se dirige vers moi, poignée de mains professionnelle avant de s’enquérir. « Monsieur. Pardon. Qui êtes-vous ? »

9 h 41. J’hésite avant de répondre. Une minute de silence et de gêne avant ce qui sera pour moi désormais la fin et la désolation

9 h 42. « Mécréant, je suis un mécréant. »

9 h 55. L’oncle monte dans la voiture et semble vraiment être aussi sourd qu’il le prétend car il ne fait aucun commentaire. Et moi je porte sur mon âme un violoncelle qui ne sait jouer que quelques mouvements d’un prélude de Bach et une phrase dont je sais maintenant que je ne me dépêtrerai jamais. « Qui êtes-vous ? – je suis un étranger pour la police, pour Dieu, pour moi-même »

9 h 56. Je ne vois qu’une solution. Relire Stephen King, retrouver mes vieux albums des Sex Pistols et peut-être les Clash, ne plus être aussi gentil.

 

2 juin 2013

Les chaussures ne mentent jamais

A partir d'aujourd'hui, et tous les dimanches, je ressuciterai des textes et photos "enterrés" sur le blog "jedouble" où Patrick Cassagnes et moi-même exercions notre créativité : soit Patrick illustrait mes textes, soit "j'illustrais" ses photos.

Pour le duo suivant, le collage de Patrick a été fait après lecture de mon  texte.

 

 

Les chaussures ne mentent jamais

Elle passait son temps à observer les pieds des gens, au café, dans la rue, au travail, partout ! Elle s’était même dit, à un moment où son travail de bibliothécaire lui était devenu une torture, qu’elle pourrait écrire un livre humoristique dont le titre serait « Si les chaussures nous étaient contées ». Elle y parlerait de toutes les chaussures rencontrées ici et là. Les pieds qu’elle préférait observer, c’était ceux qui se croisaient sous les tables ; elle les trouvait doublement éloquents.


Quand elle s’était assise, en cette fin d’après midi maussade, dans ce café parisien hors des sentiers battus, elle attendait encore la perle rare, des chaussures qui la troubleraient, qui lui diraient que la vie valait encore la peine d’être observée.


Elle commanda un café et se plaça devant la porte, une place de choix pour raconter les  allées et venues des chaussures. Elle tournait machinalement sa petite cuillère dans sa tasse de café  quand elles arrivèrent : deux chaussures semblables à deux péniches qui auraient transporté avec elles toute la boue de l’univers. On y distinguait à peine l’amarre des lacets. Elles s’avancèrent vers la table où elle était installée et s’arrêtèrent à un mètre d’elle.


- C’est ma table, dit grossièrement la voix des chaussures.


Elle leva  les yeux, mais les rabaissa aussitôt. Impossible de regarder un visage pareil.  Elle articula mécaniquement.


- Je n’ai pas fini.


Les péniches ne bougeaient pas.


- C’est ma table, répéta l’homme.
- Oui, mais je n’ai pas fini. Il y a des tables partout !


Le patron et les deux clients du café ne semblaient pas prêter attention à la scène. Elle continua à remuer le café dans sa tasse comme si de rien n’était, et soudain, sans qu’elle n’ait pu comprendre ce qui lui arrivait, elle se sentit soulevée  et transportée à une autre table, près de la vitre. Elle ne put que balbutier.


- Mais ça va pas !
- C’est votre table maintenant. Je vous apporte votre café.


Personne ne dit rien. L’homme aux péniches était maintenant assis face à la porte. Son grand tronc et sa face hirsute s’étaient immobilisés et son regard paraissait fixer le morceau de rue compris entre les deux battants. Elle but son café rapidement et alla payer au comptoir, décidée à dire son fait au patron.


- On appelle ça de la non assistance à personne en danger !


Le patron arrêta d’essuyer son verre et  répondit.


- Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Que je lui casse la gueule ?


Elle le regarda interloquée.


- Vous auriez pu au moins lui dire quelque chose !
- Vous vous êtes assise à cette table avant que j’aie pu vous prévenir !
- Prévenir ? Mais de quoi ?
- Qu’il allait arriver. Il aime pas qu’on lui prenne sa table.
- Mais c’est vous le patron ou quoi ?
- C’est sa table.
- Alors il peut tout se permettre ?
- Ecoutez, c’est pas ma faute si son gosse s’est fait écraser devant cette porte il y a un an,  hein ?


Elle pâlit, paya ses deux euros et sortit.

 

patrick

30 mai 2013

S’écrire

Avant-hier je me suis envoyée une lettre. Je l’ai reçue ce matin. J’ai presque été surprise en la lisant, je ne reconnaissais pas mon écriture. Je vous en livre la teneur :


Chère Christine,


J’ai attendu longtemps avant de me décider à t’écrire, mais je crois que le moment est venu.
Tu sais que je t’ai toujours trouvée très sévère avec toi-même. Que s’est-il passé de si grave qui ne puisse être réparé ? Pourquoi cette constance dans l’échec ? Pourquoi t’acharner à détruire tout ce que tu as patiemment édifié ?
Tu ne réponds plus quand je t’appelle ! Je sais que tu veux perdre la mémoire du bonheur, mais le bonheur est patient Christine ; il a  semé ses cailloux pour que tu retrouves son chemin. Je suis ce premier caillou, Christine. Je t’écris pour que tu reviennes vers le rivage et que tu y jettes à nouveau ton ancre.


Ton amie qui t’aime.
Christine


C’est étrange, mais depuis que j’ai lu la lettre que je me suis envoyée, je vais mieux. J’ai même jeté les deux boîtes de médicaments  que je voulais avaler jeudi ; et puis j’ai tiré la chasse d’eau sans regret. Oui, quelque chose a changé. Je crois que je ne veux plus mourir demain.

22 mai 2013

Duo

Aujourd’hui, avec caro-carito, nos textes se croisent en un  duo printanier aux couleurs de l’hiver. Son texte est sur Presquevoix ; quant à mon texte, il  est sur son blog.

La consigne était la suivante : écrire à partir des photos de N. Howalt et T Sondergaard

 

 N Howalt

 

Trine Søndergaard--Interior2

 Le nid

Ils se tenaient au beau milieu de la grande salle : la mère, l’adolescent, la fille et le petit dernier. La fin du jour adoucissait les contours des murs et des pièces qu’ils avaient parcourus en enfilade. Lui, près de la cheminée, discourait sur les corniches satinées, le plancher en chêne, la cuisine où on pourrait installer un piano, les trois salles de bain. Elle rencontra les yeux de Jérémy et sût qu’il s’apprêtait à interrompre son père. Elle posa discrètement un doigt sur ses lèvres ; inutile de dire que la peinture était écaillée, qu’ils devraient tous se lever plus tôt pour le travail, le lycée et l’école. Il n’écouterait pas, lui qui ne savait dormir que quelques heures agitées chaque jour, qui mangeait en cinq minutes, lisait, téléphonait, travaillait sans jamais s’épuiser.

Elle alla jusqu’à la pièce qui avait été désignée comme la buanderie. Là où il avait déjà installé en pensée la planche de repassage, le vaporetto, deux fils à linge et une machine à laver. Des étagères. Elle alla jusqu’à la fenêtre. L’appartement avait dû vraiment lui plaire pour qu’il ose penser s’installer dans ce quartier modeste. Étrangement, cet homme qui avait toujours volé de ville en ville, les emportant sur tous les continents, avait toujours attaché une importance particulière à la demeure familiale. « Le nid » comme il aimait le surnommer. Déménagements et mille adresses jusqu’à ce qu’une rébellion familiale le lie à cette capitale nordique que personne, surtout les deux aînés, ne voulait plus quitter.

Et maintenant cet appartement. Le rendez-vous avec l’agence immobilière déjà acté, les projections financières avalisées par le banquier. Autant se résigner, vingt-trois mois sans cartons, cela avait tenu du miracle. Elle jeta à nouveau un coup d’œil sur la place vide en contrebas. Étaient-ce les larmes qui adoucissaient la nuit ? Les immeubles, le terrain de jeu, la délicate empreinte de la neige, elle leur trouvait soudain un certain charme. Un bruit de pas,  il l’avait rejointe et s’était mis, lui-aussi, à scruter le quartier endormi. Elle observa à la dérobée ce visage qu’elle ne connaissait plus et le découvrit étrangement apaisé.

Ils se retournèrent ensemble en entendant un bruit de courses, des rires, des chamailleries et se regardèrent en souriant. Ils allèrent à la rencontre des enfants et elle se fit la remarque que ce semblant de complicité ne leur était pas arrivé depuis… Il avait même failli prendre sa main même si, au dernier moment, une hésitation avait suspendu son geste. Thomas déboula sur eux, rouge et essoufflé, « Ma chambre, c’est celle du fond ! » et il tira la langue à sa sœur qui l’avait rattrapé. Alors que tous se dirigeaient vers l’entrée, elle se surprit à dire tout haut que c’était un bel endroit, que les larges fenêtres devaient accueillir le moindre rayon de lumière.

Ils se tenaient à nouveau au milieu de ce qui serait le grand salon, admirant les hauts plafonds, chacun pensant secrètement que vivre ici était une bonne idée.

 

 

 

 

20 mai 2013

Le coq

coqQuand il était en vacances, il achetait toujours un cadeau à sa mère, souvent laid, exprès ; il ne pouvait  s’en empêcher. Non pas que sa mère ait été plus mauvaise mère qu’une autre, mais  il voulait l'encombrer, la gêner, allez savoir pourquoi !


Après 15 ans de vacances dans les endroits les plus divers, il  se souvenait de presque tous les cadeaux qu’il lui avait faits. Elle les avait acceptés sans se plaindre, et même l’avait à chaque fois gentiment remercié. Certains étaient d’ailleurs exposés, comme des trophées,  dans les différentes pièces de sa maison. Les sortait-elle de la cave lorsqu’il lui rendait visite trois fois par an ?


Le premier cadeau de la série, il l’avait acheté  en Espagne, à Malaga, ville hideuse s’il en est, hérissée d’immeubles, qui déroulait sa disgrâce le long de la côte sud. En se promenant dans la vieille ville,  il s’était  arrêté dans une boutique de souvenirs rafraîchie par un ventilateur qui tournait avec un bruit abominable. La ventilation aidant – il faisait 40 degrés à l’extérieur – il était resté 15 minutes dans la boutique et s’était presque cru obligé d’acheter un souvenir pour justifier une présence aussi longue : il opta pour une bouteille en forme de toréador que sa mère avait toujours dans son buffet depuis 10 ans.


Puis vinrent le phare bleu pétrole de Concarneau, les trois sets de table avec le coq de Barcelos, La petite lampe de chevet – sans doute le cadeau le plus laid – en  coquillages de Noirmoutier, l’assiette avec la basilique de Lisieux, Le bol de Paimpol avec son prénom – Jacqueline – peint en bleu, le rond de serviette – dont elle n’avait nul besoin puisqu’elle mangeait la plupart du temps en tête-à-tête avec elle-même – avec trois cigales roses, du Lavandou, le plateau avec les vaches normandes, d’Etretat, et il y en avait eu bien d’autres…


Son dernier cadeau – et c’était bien le seul qui ait eu cet effet-là – l’avait légèrement indisposée. Il l’avait remarqué à la petite crispation de sa mâchoire. Il lui avait acheté, à Majorque, un immense chapelet avec des grains si gros qu’ils avaient la taille de mirabelles. Sa mère avait juste dit.


- Merci Bertrand, c’est gentil de ta part, mais tu sais que je n’ai plus de place pour mettre tous tes cadeaux.


Il avait souri en concluant.


- Tu sais maman, ça me fait plaisir de te faire plaisir.

 

PS : coq de Barcelos.



17 mai 2013

Le boudin noir

boudinSa mère préparait le repas dans la cuisine pendant qu’il regardait l’album de photos qu’elle avait sorti à sa demande. Il tournait les pages, pensif. Toute son enfance était rangée  chronologiquement dans cet album format A4. La photo qu’il préférait, c’était celle qu’on avait prise de lui, à la maternité ; celle où sa mère le regardait avec des yeux tendres, sans doute la première et la dernière fois où elle l’avait regardé ainsi.

De la cuisine, sa mère lui cria que c’était prêt et il referma l’album d’un coup sec. Quand il ouvrit la porte,  une odeur de friture le saisit à la gorge. En voyant son assiette sur la table il comprit : sa mère y avait disposé un morceau de boudin noir qu’une compote de pommes recouvrait légèrement. Il ne put s’empêcher de dire catastrophé.


- Oh non, pas du boudin noir ! C’est le cauchemar du végétarien ! Tu veux ma mort ou quoi ?
- Comment ? Tu es devenu végétarien ?
- Mais je te l’ai dit  au téléphone !
Elle secoua la tête énergiquement, soutint qu’il ne lui avait jamais rien dit de la sorte et conclut.


- De toutes façons, toi et moi, on s’est jamais compris !


Soudain, il eut un haut le cœur et  sortit de la cuisine précipitamment. Sa mère regarda son assiette, l’air désolée.


- Quel gâchis, articula-t-elle, du boudin que j’avais acheté spécialement pour lui !

 

* photo vue sur ce site

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