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Presquevoix...
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4 juin 2013

Duo

Aujourd’hui, avec caro-carito, nos textes se croisent pour un nouveau duo : son texte est sur Presquevoix, quant à mon texte, il  est sur son blog.
La consigne était la suivante : écrire  à partir de cette citation de Cioran tirée de « pensées étranglées » : « Qui êtes-vous ? – Je suis un étranger pour la police, pour Dieu, pour moi-même. » et de ce prélude de la 1ère suite pour violoncelle solo de  Bach

 

 

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Le RV de 8 h 25

C’est parce que le RV était à 8 h 25 que j’ai accompagné mon grand-oncle Charles à son RV. À cette heure, les bus sont pleins et les passagers peu enclins à exercer leur civisme ; de fait, les deux dernières tentatives matinales de l’aimable octogénaire pour grimper à l’intérieur du 128 s’étaient soldées par un échec.

La semaine passée, en désespoir de cause, le médecin avait posé un ultimatum : demain ou changer de patricien. Le vieil homme avait appelé ses enfants, petits-enfants et ses vieux amis. Les premiers, ou, ne voulaient pas se lever, ou n’avaient plus de points sur leurs permis. Les seconds étaient soit morts, soit hors d’état de conduire. Il s’était rabattu sur moi ; je ne sais pas dire non, surtout à ceux qui ne me demandent jamais rien.

8 h 20. Quartier des Carambins, une place assez facile à trouver, zone franche aux parkings spacieux, où les bénéfices des professions libérales s’évadent fiscalement sans passer par les Caraïbes et leurs eaux turquoise. Mon oncle attend depuis à peine deux minutes quand un homme en blouse blanche lui demande de le suivre. Je me retrouve devant une pile de magazines d’automoto et trente variantes de régimes, du printanier au crétois.

8 h 25. Une femme traverse la pièce, la très discrète secrétaire médicale du lieu, je suppose. Elle appuie sur un bouton dissimulé derrière une plante verte et le prélude pour violoncelle de Bach  s'enclenche. Ce n’est pas que j’étale ma science ; simplement, un Noël m’avait apporté un disque avec quelques-unes des mélodies que l’on se doit de connaître, Vivaldi, la lettre à Elise…

Il m’avait fallu cinq mois pour arriver à identifier ces douze pièces pour mélomanes. Cinq mois de « Tu pourras aller jouer quand tu sauras deviner l’instrument du morceau. » ou « N’imagine pas que tu puisses retrouver tes camarades dehors alors que pour toi Vivaldi a tout du nom d’un joueur de foot. » Mon père me qualifia même de mécréant lors d’un repas de famille. Depuis, tous ont oublié l’incident. Toutefois, le surnom, lui, m’est resté.

Et puis, un jour, miraculeusement, je réussis à les reconnaître toutes. On oublia aussitôt le CD que le chien détruisit quelques mois plus tard et je profitais de l’adolescence pour explorer la vague punk.

9 h. J’ai bien fait de prendre ma matinée. Sachant que l’oncle, bien que sourd d’oreille et bégayant, demeure le bavard impénitent que j’ai toujours connu, je me décide à piocher dans la masse de magazines à la date de péremption largement dépassée. Une lecture rapide et je rencontre cette phrase...

9 h 13. J’écoute depuis tout à l’heure la même suite de Bach, Peut-être est-ce le seul morceau que la discrète secrétaire connaît comme moi et, ainsi, si un jour quelqu’un lui en demandait le titre, elle saurait répondre. Je m’étonne aussi de ne voir aucun autre patient. Je m’inquièterais presque, si je n’avais pas abandonné depuis longtemps la littérature d’épouvante, en même temps que le punk. Et puis cette citation, terrible, vous connaissez vous aussi le poids de certaines phrases rencontrées par hasard. Et bien celle-là, je ne la sens pas mais alors pas du tout. C’est le genre à vous coller aux basques pendant toute une vie.

9 h 24. Je hais Bach

9 h 25. Je hais Cioran.

9 h 26. Je hais les deux

9 h 34. J’en suis à mon troisième magazine du tuning et je sens que j’oublie enfin cette connerie émise par le gars Cioran ; c’est fou comme ces définitions de vie à la con peuvent vous angoisser. On finirait par y croire, un peu comme les surnoms.

9 h 40. L’oncle sort enfin. L’homme en blouse se dirige vers moi, poignée de mains professionnelle avant de s’enquérir. « Monsieur. Pardon. Qui êtes-vous ? »

9 h 41. J’hésite avant de répondre. Une minute de silence et de gêne avant ce qui sera pour moi désormais la fin et la désolation

9 h 42. « Mécréant, je suis un mécréant. »

9 h 55. L’oncle monte dans la voiture et semble vraiment être aussi sourd qu’il le prétend car il ne fait aucun commentaire. Et moi je porte sur mon âme un violoncelle qui ne sait jouer que quelques mouvements d’un prélude de Bach et une phrase dont je sais maintenant que je ne me dépêtrerai jamais. « Qui êtes-vous ? – je suis un étranger pour la police, pour Dieu, pour moi-même »

9 h 56. Je ne vois qu’une solution. Relire Stephen King, retrouver mes vieux albums des Sex Pistols et peut-être les Clash, ne plus être aussi gentil.

 

Commentaires
S
Ton « Mécréant, je suis un mécréant. » a dû le désarçonner. C'est sûr que quand on sort d'une telle attente, on est peu enclin aux civilités et je comprends très bien ta/sa réaction. Ton joli texte me ramène à mes propres expériences des salles d'attentes qui sont aussi mon supplice. Atmosphère confinée, mêmes revues périmées qui nous refusent leurs mots croisés ou fléchés, tous surchargés de ratures. Peu ou pas de variété dans la musique quand il y en a. Sans oublier les chaises inconfortables ou les fauteuils défoncés qui rendent l'attente encore plus insupportable.
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A
Deux heures d'attente pour une consultation ce n'est pas long, il faut venir voir nos salles d'attente au Québec, on peut passer facilement entre 6 et 12 heures d'attente, et pour voir un spécialiste c'est 6 mois et plus alors ce n'est pas la peine de stresser, amener des sandwichs, le chargeur du cellulaire et un grand bouquin intéressant.<br /> <br /> Bonne attente
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C
Déjà un grand merci à tous d'avoir lu ce si long texte...
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P
Un texte bien ficelé où tout ressurgit jusqu'au nom de mécréant comme identité à ton personnage principal.
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E
"La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié". Mécréant ou pas, il lui restera au moins ça.
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