Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Presquevoix...
Archives
16 juin 2014

Duo

Pour notre  duo de Juin avec Caro, Une citation de Bulbul Sharma, en incipit, et l'imaginaire s'ouvre...

Vous pouvez lire, ci-dessous, le texte de Caro ; quant au mien, il est sur son blog : les heuresdecoton.

                                                


 

L’adéquation

« Il était allé voir des montres et avait perdu la notion du temps ».

Elle marche à mes côtés ; le trouble que j’avais perçu au téléphone a collé de larges plaques rouges sur son cou et ses bras. Elle semble parfois perdre le fil de sa respiration, une larme s’échappe par mégarde de son œil droit. Pourtant il fait doux, bleu ; il n’y a pas de vent.

Elle s’immobilise devant la devanture d’un bijoutier-horloger. Elle a blêmi. Son corps mince tangue. « Cath, il y a un truc, viens on va boire ce verre que tu m’as promis dans ce bar, celui là-bas. Pas la peine  de se montrer au Vendôme » Je commande une Margarita pour elle, un Americano pour moi. J’attends. Tiens, le patron a délaissé Piers Faccini pour un fond de latin jazz.

Elle a vidé son verre sans même remarquer ce que c’était. Elle va vraiment mal. Pour Cath, prendre un verre avec un ami tient de l’acte de recueillement. Je laisse le silence travailler.

« C’est Joachim.»

Je hausse les épaules, Joachim est compliqué. Les années en couple ont un peu gommé ce défaut, mais quand même, ce gars à vingt ans devait déjà trimballer ses règles idiotes. « On ne mange pas les sushis avec les doigts » « Je supporte, mais vraiment je supporte de ne pas avoir systématiquement un torchon à main dans la cuisine ». En même temps, il est incapable de simplement planter un clou ou changer une ampoule.

Joachim est beau, pas mal friqué et, bizarrement, il sait être drôle. C’est ce qui a fait que Catherine a dit oui.

Je souris au serveur, oui, il va nous apporter la même chose et des olives. « C’est arrivé quand il achetait la bague de fiançailles. » Je vois le bijou anciennement domicilié place Vendôme qui scintille à la main gauche de Cath. Diamant rose, grenats et or blanc. Une beauté. « Il a vu les montres et est devenu obsédé. » À ce moment Margarita n° 3 arrive sur la table. Cath l’avale un peu plus lentement. Peut-être en reconnaît-elle le parfum. J’accepte, oui encore une ensuite. Au point où on en est.

« Il veut trouver la montre parfaite, en totale adéquation avec mon poignet. Depuis nous ne faisons que cela, errer de joaillier en joaillier. Il oublie tout, dossier, inauguration, lancement, rendez-vous, le temps. Heureusement le cabinet peut tourner quelques jours sans lui. » Mais pas trop ; Si j’étais elle, je serais aussi inquiet.

Alors que le serveur nous pousse vers la sortie, elle éclate en sanglots dans mes bras. Je lui propose ma chambre, je peux bien prendre le canapé pour une fois. « Nous sommes partis en Suisse ce week-end. Il a finalement trouvé le modèle qui lui convenait. Mais cette horrible bonne femme, cette vendeuse, elle lui a dit qu’elle ne m’allait pas vraiment. » J’ouvre la porte de l’immeuble où je vis. Je l’entends renifler doucement, jusqu’à ce que nous parvenions à l’ascenseur. Il était temps que nous rentrions, je n’ai plus de mouchoirs. « Joaquim m’a quittée, tu te rends compte, maintenant il ne cherche plus une montre, il cherche la femme qui ira avec et ce n’est pas moi. » Je regarde son visage chiffonné, Cath. Si fine, si légère, si beauté antique.

L’ascenseur s’arrête dans une secousse grinçante. 7e étage. Cath tire la grille et j’aperçois la grosse bague qui déforme sa main. J’avais toujours pensé que ce gars était une erreur, surtout après qu’il lui a offert ce bijou beaucoup trop ostentatoire pour une si belle femme. Elle pleure tout doucement maintenant, je saisis son poignet et dépose un baiser fragile sur la ligne bleu qui palpite. Un baiser en parfaite adéquation avec toi, Cath.

4 juin 2014

Le père

-  Maman, je crois que papy est mort ! cria la jeune fille.

Elle se précipita dans la chambre et constata que Marion avait raison. Un mois qu'elle attendait cette mort. Elle n’osait pourtant pas s’approcher du corps.

-  Regarde maman, il y a une enveloppe à côté de lui !

Elle bondit.

-   Surtout, ne touche à rien !

-   Mais pourquoi, il y a ton nom dessus !

Elle prit l’enveloppe et la glissa dans sa poche. Il ne lui avait tout de même pas fait le coup de la lettre ! S’il avait voulu lui parler, il aurait pu le faire de son vivant. Mais il n’avait jamais rien eu à lui dire.

-   Tu la lis pas ?

-   C’est pas le moment.

-   Pourquoi ?

Elle ne lui répondit pas et l’ envoya à la pharmacie pour lui chercher de l’aspirine. Assise près du mort, elle ne ressentait rien ou si peu. Jamais ils ne s’étaient compris ; incompatibilité d’humeur.

Elle le regarda de plus près et se souvint qu’elle lui avait  toujours trouvé un visage effrayant, sans doute des idées de petite fille qui ne s’étaient jamais effacées. Quand elle essayait de se rappeler quelque chose de précis à son sujet, rien ne lui venait : aucun geste, aucun regard, aucun amour. L’enveloppe était toujours dans sa poche, elle allait bien devoir l’ouvrir. Elle se décida à la prendre, la déchira, déplia le papier et constata qu’il n’y avait que trois lignes, tracées de l’écriture illisible de son père. Elle chaussa ses lunettes et lut :

« Te voilà enfin débarrassée, moi aussi. Ni moi, ni toi n’aurons de regrets, seule ta fille, peut-être…

On  ne peut jamais forcer personne  à vous aimer.

Ton père qui n’est pas ton père. »

 

21 mai 2014

Le faussaire

Depuis 15 jours ses idées étaient aspirées par un vide vertigineux et son fichier attendait toujours les brassées de mots qui auraient dû peupler son écran vierge. Face au désastre, il se résolut à " emprunter " . Il n’en était pas à ses premiers « emprunts », mais il préférait oublier ses larcins passés. Il aimait à se penser fécond – il avait trois livres à son actif -  alors que sa plume était sèche.

Il se disculpait aisément : les textes publiés par d’anonymes écrivants voués à la non-reconnaissance  n’étaient-ils pas la propriété de tous ? Et puis qui aurait pu savoir à quels cambriolages il se livrait devant l’écran de son ordinateur ?

Quand des phrases ou des paragraphes l’inspiraient au point de les vouloir voler, il opérait sur eux une légère opération chirurgicale et le tour était joué : tout texte n’était-il pas que réminiscences digérées d’autres textes ?

Parfois un doute l’étreignait - ne serait-il pas devenu faussaire ? – mais il le dissipait très vite. Son quatrième manuscrit commençait à prendre forme et il serait bientôt publié aux éditions Mistral…

 

17 mai 2014

Duo

Pour notre nouveau duo avec Caro, une chanson de Juliette, choisie par Caro. et voguent les mots...

Vous pouvez lire, ci-dessous, le texte de Caro ; quant au mien, il est sur son blog : les heuresdecoton.

 

Le tablier à carreaux

J’essuyais les verres quand ils sont rentrés dans le café. Jeunes et bien mis. Bruyants.

La brune retenait ses longs cheveux raides avec les lunettes de mouche à la mode. Elle s’est approchée et m’a demandé : « Un rhum pomme » Le s’il vous plaît était compris dans le texte. Je jetais un coup d’œil à l’horloge qui me faisait face. 18h10. Un peu jeune. Je haussais imperceptiblement les épaules, après tout le client est roi.

La brune se retourna et d’un geste embrassa toute la salle. « Très fifties » Je ne sais pas si elle comptait l’horloge, les clients et moi dans le tableau. Je hochai la tête. J’avais acheté le fond de Tante Grazie qui n’était ni ma tante ni italienne. Un peu par hasard et aussi parce que j’aimais la voir fabriquer les glaces maison puis les faire avec elle sur la fin de sa vie avec sa vieille sorbetière. Peut-être fifties. En tout cas, je l’avais remplacé, comme le juke-box, le frigo, le bar. On ne badine pas avec la réglementation.

La bande s’était répandue sur les deux tables du fond. Ça gloussait et ça jetait des regards en coin. Peut-être, se moquaient-ils de mes barrettes qui retenaient mes cheveux bruns, les désillusions et les passages des hommes qui s’étaient posées sur mes hanches et avaient alourdi mes seins. Ou la vue de mon tablier à carreaux en polyester.

J’ai servi un sorbet amaretto avec des marbrures de cerises griottes, apporté une épaisse part de gâteau aux pommes maison et un ristretto. J’ai compté les portions de tiramisu qui restaient, ça ferait juste. Je leur ai apporté leurs verres, avec tout le tralala, rebords recouverts d’un fin givre de sucre coloré, pailles, une cerise confite pour l’un, une tranche d’orange pour un autre, les couleurs qui se juxtaposent derrière le verre fin comme un coucher de soleil. Je fredonnais la chanson de Juliette. « C’est quoi ça ? Un vieux tube ? » J’ai haussé les épaules, si au moins ils avaient eu un peu d’humour.

Je suis allée au jukebox et j’ai choisi le numéro 318. J’ai juste monté un peu le volume et me suis retournée. Quand j’ai vu au bout de quelques minutes la tête qu’ils tiraient j’ai rigolé. J’ai croisé le regard du vieux Marcello qui se marrait lui aussi.

C’est vrai quoi, ici, c’est pas le Lutetia.

 

3 mai 2014

Duo

Pour notre nouveau duo, avec Caro, une couverture de livre fabriquée aux éditions aléatoires et le tour est joué.

Vous pouvez lire, ci-dessous, le texte de Caro ; quant au mien, il est sur son blog : les heuresdecoton.

 

La taverne des ténèbres

duo2J’ai trouvé l’invitation dans ma boîte aux lettres : « Showcase – taverne des ténèbres ». Il m’a fallu un vieil annuaire et un plan jauni pour repérer l’adresse, le lieu semblant être aux abonnés absents du web.

J’ai grandi dans une ville à ras de terre, adossée à des collines, une rivière, un paysage blanc en hiver, gris la plupart du temps et qui parfois vous surprenait de son éclat. J’avais alors la sensation de faire partie d’une de ces reproductions de tableaux accrochées aux murs de ma classe.

Ma ville s’est éteinte, les habitants se sont lentement voûtés. Comme tous les jeunes, je n’ai pas dérogé à la règle commune. J’ai pris un des derniers trains, avant la faillite des réseaux ferrés, et je suis arrivé ici. C’était grand, propre, ordonné. J’ai d’abord habité une chambre en rez-de-jardin. Maintenant, je loge dans un duplex en haut d’une tour. Ou, plus exactement, j’y dors quelques heures car, quand je rentre, mes horaires ont débordé sur la nuit. Il ne me reste plus que quelques débris de journées pour dormir, acheter de quoi manger et sonder l’ennui.

Il y a six mois, j’ai reçu une carte postale de ma famille. Elle avait été si longtemps perdue par la poste que je n’ai pas su déchiffrer le nom de l’expéditeur. Mais j’ai reconnu un tableau de Pissaro.

Depuis je marche dans la ville. Nuit, jour. Je longe les façades vierges ; ici même les rives du lac semblent domestiquées. Les passants sortent à des heures réglées, s’engouffrent sous terre et sautent dans un tram pour se réfugier derrière leurs portes lisses. Je n’ai croisé aucun oiseau, aucune note de musique. Pas même un fou ou un mendiant.

Vendredi, j’ai cru apercevoir une ombre se faufilant dans une rue traversière. Je suis passée devant et j’ai entendu des pas martelant le pavé et quelques notes d’un rock gothique. Mon cœur s’est emballé et je suis resté là, à attendre.

Il me reste une minute avant le rendez-vous. J’ai l’impression de me tenir devant une façade en provenance d’un siècle anglais disparu. Je m’attendrais presque à ce que Maria Shelley se tienne derrière la porte cochère et m’invite à entrer. Sous le bois éraflé et recouvert par endroit d’une peinture carminée et de crasse,  filtrent un trait de lumière rougeoyante et le même son que j’avais entendu l’autre jour. Je perçois distinctement les riffs d’une guitare électrique et les rythmes saccadés d’une charley et d’une batterie.

Au moment où je pousse la porte, je perçois un léger vent qui traverse la ville. Un vent tiède, identique à celui qui caressait mon enfance et les jours de vacances. Quand je courrai avec d’autres gamins dans les champs moissonnés, les poches remplies de bonbons, de mots de passe recopiés sur des feuilles arrachées à un carnet, de projets secrets. Au contact du bois aux nœuds épais et de ce son lourd et scandé, alors que je laisse derrière moi les rangs d’immeubles et l’ordre des rues, je souris.

 

Le pain perdu, Caro Mennesson Llerena 2 mai 2014

 

 

21 avril 2014

Les exercices

Je me souviens bien, il y a longtemps de cela, j’avais décidé d’être heureuse, juste pour voir. Plusieurs fois par jour, devant ma glace, je me disais  « Je veux être heureuse », la méthode Coué fait parfois des miracles. Ensuite je suis passée aux exercices pratiques. J’ai commencé par des exercices simples. Par exemple, m’extasier devant un papillon, une fleur, un arbre, un ciel… avec des « Oh » et des « Ah ».

Puis, j’ai choisi le chemin de la contemplation esthétique. J’ai fréquenté assidûment les musées. Je m’installais devant une toile et j’essayais de ressentir quelque chose qui aurait pu ressembler à du bonheur.

Ensuite, des œuvres d’art, je suis passée au genre humain et là, j’ai eu peur, toujours cette impression que le monde des hommes n’est pas fait pour vous et que vous n’y aurez jamais votre place. Afin d’adoucir l’épreuve j’ai commencé par les enfants ; je leur souriais et ils me répondaient. Parfois même, je leur parlais. Encouragée par leur fraîcheur, j’ai voulu faire le grand écart jusqu’aux adultes, mais là, l’angoisse m’a saisie !

Pour l’instant, je les observe, de loin. Je sais qu’il ne suffit pas de rester au bord de la route, mais l'asphalte est encore brûlant, alors j'attends encore un peu…

19 avril 2014

La lettre

Mon amour,

Oui, c’est à toi que cette lettre est destinée.

Personne ne te connait mieux que moi. Je suis le vent qui agite les voiles de lin aux fenêtres de ta chambre. Combien de fois mes yeux ont parcouru ton corps. Tu ne me crois pas ? Pourtant je n’ai pas inventé ce grain de beauté blotti  au creux  de ton nombril, ni cette cicatrice scintillante que ma bouche parfois dessine dans la douceur de la nuit.

Je sens que tu as peur. Peut-être même as-tu déjà fermé ta porte à double tour et tiré les rideaux. Mais rassure-toi, jamais je ne te ferai de mal. Je me contenterai de te regarder en silence, comme je le fais depuis si longtemps.

Maintenant, chaque nuit, dans la blancheur de tes draps, tu penseras à moi, à ces mots qui ont souvent caressé ton corps avant que je ne les couche sur ce papier glissé sous ta porte. On dit souvent que les fantômes savent de l’amour des choses que les autres hommes ignorent. Il paraîtrait même que sous le souffle de leur désir les forêts virginales ruissellent de jouissance.

Surtout, ne cherche pas à savoir qui je suis ou le charme se romprait. J’attendrai dans le silence de l’ombre...

 Le fantôme anonyme

7 avril 2014

Duo

Pour notre nouveau duo, avec Caro, un nom - Anachronique (Anna Chronic / Ann Akronic /Anacro nique etc... – et la  photo qui inspire le texte, publiée sur inkulte

Vous pouvez lire; ci-dessous; le texte de Caro ; quant au mien, il est sur son blog : les heuresdecoton.

 

 

« Jours de pluie acide et après »

crazy tuesday inkulte fred lambert sylvie rouxElle attrape brusquement le bras de l’homme assis à ses côtés et serre de toutes ses forces. Sa tête s’affaisse jusqu’à se poser sur l’épaule voisine, écrasant l’œillet blanc qui orne la boutonnière. Les yeux du vieil homme quittent des yeux les funambules qui surplombent la scène. Il secoue précautionneusement la jeune femme évanouie alors que les flammes embrasent le tableau final.

Elle se réveille dans les coulisses de l’opéra. Elle rougit et cherche des yeux l’homme à qui elle a involontairement volé le tableau de fin de « Jours de pluie acide et après ». Étrange objet de théâtre et d’opéra mêlés. Une silhouette franchit l’ombre. Ce n’est aucunement ce vieillard voûté qui masquait sa toux derrière des gants blancs, l’inconnu est jeune.

Il sait qui elle est, elle sait qui il est. Il n’a pas eu besoin de lire la carte de visite avec son nom en lettres courbes qu’il tient dans sa main. Anna Chroniques. Elle aperçoit sur le plancher sa pochette noire qui ne contient ordinairement que quatre choses : son entrée, une carte bleue, un rouge à lèvres et aussi quelques rectangles ivoire identiques à celui que l’homme fait tourner nerveusement entre ses doigts.

Armand Attar. Anna Chroniques. Chronick dans les registres de l’état civil, mais il suffit de si peu, d’un souffle pour troquer l’anonymat contre un nom de plume.

Ces deux-là se croisent, se décroisent. Depuis qu’étudiante elle plaçait ses billets d’humeur sur le site de la fac. Lui, jeune auteur prometteur, semait dans les salles de troisième zone ses saynètes, pièces, vidéos et installations. Elle avait vite su que c’était lui qui envoyait sous pseudo les commentaires affûtés puis le courrier à chacune de ses chroniques. Il avait vite saisi que la jeune femme discrète et souriante qui apparaissait dans les avant-premières signait les articles qu’il attendait chaque semaine avec avidité.

Ils ne disent rien. Soudain, il se lève et ouvre un petit frigo d’où il tire une bouteille de champagne. Alors qu’il lui tend une coupe, il prononce une phrase. Leurs premiers mots.  « Votre sauveur anonyme vous a confiée à moi. Trinquons. À vos succès, à cette dernière représentation où je n’osais espérer vous rencontrer.»

Il s’est assis près d’elle. Anna n’ajoute aucun commentaire. Des jours à croiser leurs textes au point de savoir qu’au-delà de leurs mots, les uns scandés, les autres tracés, un long dialogue se nouait. Ils se taisent.

Anna se redresse. « J’ai raté le point d’orgue, j’avais rêvé de ces flammes. J’aurais aimé voir ce que vous avez pris du final de la Khovantchina . Une occasion peut-être unique ». Il lui sourit, ils lèvent tous deux leurs verres. Un instant, elle ferme les yeux et revoit tous ses funambules, ce ballet aérien délicat qui a hanté ses nuits, ses mots. Devant ses yeux stupéfaits, se tenait la réplique à l’identique de la conclusion d’un de ses articles. Elle se souvint alors de ces lignes où il lui expliquait à quel point cette image lui semblait vivante, éternelle.

Devant ce canevas de fils entrecroisés et de silhouettes légères baignés d’une lumière irréelle, elle avait compris, ce soir d’un vendredi 15 juin 2012 qu’ils s’étaient enfin trouvés. Elle se rappelle alors avoir poussé un cri et avoir sombré dans un grand trou noir qui engloutissait la scène, les rangées, les dorures et même cette ridicule fleur que son voisin portait à la boutonnière.

Elle sursaute et ouvre les yeux. Le visage d’Armand est si proche. Elle sent ses doigts glisser dans ses cheveux et y cueillir un œillet blanc.

28 février 2014

Duo

Nouveau Duo avec Caro du blog " les heures de coton ". Un voyage sur le blog de Pastelle - " les lumières de l'ombre" - nous a fait découvrir la photo qui a inspiré nos textes. Pour la voir, insérée dans le contexte de l'article, c'est ici.

Ci-dessous, vous pouvez lire le texte de Caro, le mien est sur son blog.

 

 

_____________________________________

 

Les amants parfaits ou la rumeur

 

statue« Ils parlent. Je les ai entendus hier en rentrant. Une sorte de murmure, mais les mots étaient aussi distincts que s’ils étaient vivants. »

Je jetai un coup d’œil à Armand. 80 ans, plutôt alerte, silhouette fine, en noir et blanc. Je le connaissais depuis un an exactement depuis que je fréquentais le cours de tai chi. Je n’ai jamais rien eu d’une chercheuse d’équilibre intérieur, mais, à l’époque, j’avais eu besoin d’un prétexte pour me sortir de mes quatre murs. Un mec de perdu, le genre de ceux qui comptent, et plusieurs mois à transformer un appart décati en lieu de vie agréable ; finalement une solitude qui, plus qu’un vide, se révélait pour moi un échec. Luna, amie d’enfance fidèle — cette chère et indispensable Luna — m’avait convaincue de l’accompagner. Le groupe de tai chi s’était révélé correspondre à mon besoin de rencontre en conservant quelques distances. J’étais restée.

 « Ils parlent. Je les ai entendus hier en rentrant. Une sorte de murmure, mais les mots étaient aussi distincts que s’ils étaient vivants. »

Je n’ajoutai rien aux étranges répétitions du vieil homme puisque, d’expérience, une statue ne parle pas. En rentrant chez moi, je décidai de passer sur le pont. En dépit de la nuit, ils étaient là, blancs, étincelants, émouvants. Muets. Parfaits. Oui, des amants parfaits.

Les jours suivants, je surpris à nouveau Armand, puis d’autres, à rapporter des propos identiques. N’importe quand, n’importe où ; le matin en allant au travail ou au moment de payer mon pain, en flânant, à la télé, sur le web. Des mots qui enflaient. Nourrissant la rumeur.

Étaient-ce les propos du vieillard ou simplement l’ennui, mais le tai chi avait fait son temps. Le soir même, Luna, amie d’enfance fidèle — cette chère et indispensable Luna — m’appela. Je lui avouai que, oui, je sortais toujours avec elle samedi soir, que, non, plus de tai chi. Plus de tai chi, répétai-je en silence en raccrochant. Fini.

La vodka exhale toujours ce goût particulier quand on n’y a pas touché depuis un petit temps. Je regardais son reflet de lagon dans la lumière du Moonlight Story. C’est là que Luna, les autres, commencèrent à gloser sur les amants parfaits. Je pris une gorgée brûlante et je sentis en même temps la rumeur enfler. On parlait de séparation, de haine, de dégoût, d’usure. Ils ne s’aimaient plus, et même la mairie parlait de les déplacer dans un parc de l’autre côté de la ville. Ou sur île. Déserte tant qu’à faire !

Je ne sais plus, mais les murmures furent vite avalés par les décibels d’une boîte à la mode et par la nuit rêche qui suivit.

Là, au matin, je les quittai. Il faisait gris, l’appart avait cette sale gueule des lendemains de fête. Je descendis dans le bistrot qui ne semblait jamais devoir fermer. Je commandai un café, un double pour faire passer les deux aspirines. Je saisis quelques bribes de la conversation de la femme et des deux mecs au comptoir : « Lui c’est un salaud. Il fait son faiblard, mais au fond ce n’est qu’un manipulateur ! » Je remarquai une tache sombre sur le bois de la table ; la rumeur lui ressemblait, elle ne partirait jamais, elle ne les quitterait plus, les amants parfaits.

Je suis retournée les voir.

Au bout du quai qui longe le Rhône, je surprends un groupe de hérons efflanqués en équilibre sur une jambe. Dans le parc qui longe la rive, je ne peux discerner ni Armand ni les autres, il fait trop sombre. De toute façon, ce taï truc n’est pas pour moi. Par contre, je leur fais face, je les sonde tous deux, corps d'albâtre emmêlés, lui si fort, lui si faible. Je me demande si toutes ces bouches qui ont embrassé la rumeur, tous ces regards qui les ont détaillés, tous ceux-là qui les ont salis, dénigrés, excusés, rabaissés, admirés. Je me demande, oui, s’ils ont vu que l’un est l’autre, que l’un ne se fond que dans un soi-même que l’on porte, que l’on aime, que l’on trahit ?

 

 

10 février 2014

La conjecture de Syracuse

Il y a quinze jours, mon mari a invité un ami d’enfance. J’avoue que quand je l’ai vu, ça m’a fait un choc : c’est le SDF qui fait la manche à la sortie de la boulangerie. Je lui ai dit bonjour, poliment, en interrogeant mon mari du regard. Il m’a dit.

- Bernard restera quelque temps chez nous. Il ne sait pas où aller et comme on a la chambre du bas... tu sais que Bernard et moi on était à l’école primaire ensemble ?

J’ai acquiescé avec une certaine répugnance. Grande était  mon envie d’expédier Bernard sous la douche, mais je me suis retenue. Il est descendu au rez-de-jardin avec son barda noirci par la crasse et moi j’ai attendu dans la cuisine que mon mari remonte.

Je passe sous silence  nos violents échanges, porte fermée. Mon mari a conclu sur ses mots.

- Tu verras, il te surprendra.

Lors du premier repas,  Bernard s’était lavé, mais il y avait toujours cette crasse qui n’avait pas pu partir sur ses mains. Il a pris part à la conversation, a glissé deux ou trois citations qui m’ont étonnée, puis il s’est endormi sur son assiette, vide heureusement.

C’est au troisième repas que les choses ont pris une autre tournure. Il avait mis une chemise bleue et ses mains semblaient plus blanches, comme s’il les avait patiemment récurées. Il a commencé en disant : “L'homme évite habituellement d'accorder de l'intelligence à autrui, sauf quand par hasard il s'agit d'un ennemi.” J’ai levé les yeux de mon assiette, je me demandais s’il  parlait pour moi. Et il a continué : “ En apparence, la vie n'a aucun sens, et pourtant, il est impossible qu'il n'y en ait pas un !

Mon mari lui a juste demandé.

- La rue ? C’est à cause de ça ?

Et Bernard a fait oui de la tête. Puis il a voulu un bout de papier et s’est lancé dans une démonstration mathématique qui a laissé mon mari abasourdi, lui qui pourtant se targue d’en connaître un rayon sur les maths. Je l’ai entendu ânonner.

- Quoi ? Tu as démontré la conjecture de Syracuse ?

Pour moi, Syracuse c’était la Sicile et la chanson de Salvador, pas la conjecture. Les gribouillis s’accumulaient sur la feuille qui, d’ailleurs, s’avérait trop petite. Je m’ennuyais – j’ai toujours détesté les mathématiques – et je me suis retranchée dans la cuisine pour ranger un peu.

J’étais en train d’essuyer les dernières assiettes quand j’ai entendu mon mari pousser un hurlement accompagné d’exclamations.

- Tu es un Dieu vivant Bernard ! Putain, mais comment tu as pu faire ça ?  Tout seul ! En vivant dans des conditions plus que précaires ! Putain Bernard, mais c’est dingue !

Ensuite, j’ai vu son ami se pencher à nouveau sur sa feuille et, fébrilement, la consteller de suites improbables...

Le lendemain j’ai croisé Bernard dans la cuisine, juste avant d’aller au travail et, en me regardant fixement, il a dit en détachant les syllabes.

- Celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise, est pour ainsi dire mort : ses yeux sont éteints.

Je lui ai dit bêtement “ Merci Bernard ”. Et depuis, cette phrase me trotte dans ma tête...

 

PS : les citations en italique sont supposées être d’Einstein. Ce texte avait été écrit pour les "impromptus littéraires"

 

Presquevoix...
Newsletter
8 abonnés