Duo de janvier
Avant tout, un hommage aux journalistes et policiers assassinés avec ce dessin prémonitoire de Charb.
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Pour notre nouveau duo avec Caro, il s’agissait d’utiliser à notre gré « Nostalgico swing », une musique de Nino Rota, extraite du film Huit et demi de Fellini.
Après le texte de Caro, voici le mien :
Le dernier swing
Dès son arrivée, il avait pressenti quelque chose, sans doute à cause des lumières qui clignotaient, hystériques. Après avoir sonné, un visage inconnu apparut dans l’encadrement de la porte. Un homme le salua et l’invita à entrer, mais lui oscilla, comme sur un plongeoir dont il aurait sous-estimé la hauteur. Une fois le pas de porte franchi, tous les invités, d’un même mouvement, se tournèrent vers lui et des sourires se dessinèrent sur leurs visages grimés. Un homme cria : « Frederico ! ». Oui, c’était bien lui qu’on annonçait, et la même voix continua « Tu dois danser, Frederico, Tout ceux qui entrent ici doivent danser ! ».
Désespéré, il dit : « Mais je ne sais pas danser ! »
On lui mit dans les bras une femme qui l’entraîna sur la piste improvisée. « Danse Frederico, danse! » crièrent les invités, et Frederico s’exécuta à la façon d’un clown triste.
Quand la musique s’arrêta, on l’applaudit. Ces bravos claquèrent à ses oreilles comme des coups de fouets. Comment avait-on pu le faire tourner comme un animal de foire ? Sa partenaire était déjà partie vers le buffet. Elle dégustait tranquillement un toast quand il lui dit.
- Je crois que vous m’avez sauvé la mise, sans vous...
Elle répondit d’une voix neutre.
- Oh, c’est mon rôle, je suis la danseuse de service, celle qui vous emmène à la porte de l’enfer. Le prochain qui sonnera, on me le collera dans les bras, comme on me l’a fait avec vous. Vous verrez !
Et ce qu’elle avait prédit se réalisa. A chaque invité, elle était de corvée. A quoi cela rimait-il ? L’enfer avait-elle dit ?
Il voulut s’esquiver mais un inconnu l’en empêcha.
- Impossible ! Quand on entre ici, on reste jusqu’au bout.
Il s’assit sur un pouf, l’air accablé. Quand une main se posa sur son épaule, il sursauta.
- Alors, c’est la perspective de l’enfer qui vous met dans cet état ?
C’était la danseuse. La peinture de son masque blanc s’était presque effacée et laissait apparaître une peau luisante.
- J’en peux plus. Je veux partir, gémit-il.
- Je crois que vous n’avez pas encore compris que vous étiez sur la liste.
- Quelle liste ?
- La liste de ceux qui vont en enfer.
En enfer ? Lui ? Lui qui n’avait jamais traîné les bars ? Lui qui avait supporté le même chef de bureau lunatique pendant vingt ans sans rien dire ? Lui qui n’avait pas divorcé pour ne pas faire de peine à sa famille ? Lui qui avait accepté de garder sa mère jusqu’à sa mort sans rechigner ?
La danseuse le ramena à la réalité.
- Vous faites la liste de vos bonnes actions ?
- Comment vous le savez ?
- Ils la font tous. Vous vous demandez sans doute pourquoi on vous a choisi ? Eh bien parce que vous n’avez jamais été VOUS, justement ! Trop occupé des convenances, trop occupé de ce que les autres pensaient de VOUS, c’est bien ce qu’on vous reproche. Allez, venez, on vous attend ! Levez-vous !
Il s’exécuta, atterré, et la suivit sagement jusqu’à la porte peinte en rouge…