Duo
Pour notre nouveau duo, avec Caro, un nom - Anachronique (Anna Chronic / Ann Akronic /Anacro nique etc... – et la photo qui inspire le texte, publiée sur inkulte
Vous pouvez lire; ci-dessous; le texte de Caro ; quant au mien, il est sur son blog : les heuresdecoton.
« Jours de pluie acide et après »
Elle attrape brusquement le bras de l’homme assis à ses côtés et serre de toutes ses forces. Sa tête s’affaisse jusqu’à se poser sur l’épaule voisine, écrasant l’œillet blanc qui orne la boutonnière. Les yeux du vieil homme quittent des yeux les funambules qui surplombent la scène. Il secoue précautionneusement la jeune femme évanouie alors que les flammes embrasent le tableau final.
Elle se réveille dans les coulisses de l’opéra. Elle rougit et cherche des yeux l’homme à qui elle a involontairement volé le tableau de fin de « Jours de pluie acide et après ». Étrange objet de théâtre et d’opéra mêlés. Une silhouette franchit l’ombre. Ce n’est aucunement ce vieillard voûté qui masquait sa toux derrière des gants blancs, l’inconnu est jeune.
Il sait qui elle est, elle sait qui il est. Il n’a pas eu besoin de lire la carte de visite avec son nom en lettres courbes qu’il tient dans sa main. Anna Chroniques. Elle aperçoit sur le plancher sa pochette noire qui ne contient ordinairement que quatre choses : son entrée, une carte bleue, un rouge à lèvres et aussi quelques rectangles ivoire identiques à celui que l’homme fait tourner nerveusement entre ses doigts.
Armand Attar. Anna Chroniques. Chronick dans les registres de l’état civil, mais il suffit de si peu, d’un souffle pour troquer l’anonymat contre un nom de plume.
Ces deux-là se croisent, se décroisent. Depuis qu’étudiante elle plaçait ses billets d’humeur sur le site de la fac. Lui, jeune auteur prometteur, semait dans les salles de troisième zone ses saynètes, pièces, vidéos et installations. Elle avait vite su que c’était lui qui envoyait sous pseudo les commentaires affûtés puis le courrier à chacune de ses chroniques. Il avait vite saisi que la jeune femme discrète et souriante qui apparaissait dans les avant-premières signait les articles qu’il attendait chaque semaine avec avidité.
Ils ne disent rien. Soudain, il se lève et ouvre un petit frigo d’où il tire une bouteille de champagne. Alors qu’il lui tend une coupe, il prononce une phrase. Leurs premiers mots. « Votre sauveur anonyme vous a confiée à moi. Trinquons. À vos succès, à cette dernière représentation où je n’osais espérer vous rencontrer.»
Il s’est assis près d’elle. Anna n’ajoute aucun commentaire. Des jours à croiser leurs textes au point de savoir qu’au-delà de leurs mots, les uns scandés, les autres tracés, un long dialogue se nouait. Ils se taisent.
Anna se redresse. « J’ai raté le point d’orgue, j’avais rêvé de ces flammes. J’aurais aimé voir ce que vous avez pris du final de la Khovantchina . Une occasion peut-être unique ». Il lui sourit, ils lèvent tous deux leurs verres. Un instant, elle ferme les yeux et revoit tous ses funambules, ce ballet aérien délicat qui a hanté ses nuits, ses mots. Devant ses yeux stupéfaits, se tenait la réplique à l’identique de la conclusion d’un de ses articles. Elle se souvint alors de ces lignes où il lui expliquait à quel point cette image lui semblait vivante, éternelle.
Devant ce canevas de fils entrecroisés et de silhouettes légères baignés d’une lumière irréelle, elle avait compris, ce soir d’un vendredi 15 juin 2012 qu’ils s’étaient enfin trouvés. Elle se rappelle alors avoir poussé un cri et avoir sombré dans un grand trou noir qui engloutissait la scène, les rangées, les dorures et même cette ridicule fleur que son voisin portait à la boutonnière.
Elle sursaute et ouvre les yeux. Le visage d’Armand est si proche. Elle sent ses doigts glisser dans ses cheveux et y cueillir un œillet blanc.