J’ai commencé à suivre des gens dans la rue, parce que j’étais comme perdue.* Ça pouvait me prendre n’importe quand, quand je sortais du travail, quand j’allais faire mes courses ou quand je me promenais. Il faut dire qu’il n’y a jamais eu personne pour m’attendre à la maison, c’est peut-être pour ça que je passe mon temps à suivre les gens. J’ai suivi toute sorte de gens : des gros, des maigres, des petits, des grands, des hommes, des femmes – jamais des enfants - des jeunes, des vieux, des noirs, des blancs… Les gens en général ne s’aperçoivent pas que je les suis, sauf cet homme, mais j’en parlerai plus tard… C’est bizarre, mais filer les gens dans la rue, c’est déjà être un peu avec eux, deviner qui ils sont, à leur insu. Vous penserez peut-être que ça a quelque chose d’indécent de rentrer comme ça dans l’intimité des gens, pas moi ! J’ai toujours aimé m’entourer de mystère, j’ai toujours préféré le possible à la certitude, l’instant à la durée, le rêve à la réalité.
Il me suffit de voir la démarche de quelqu’un pour savoir si je vais pouvoir l’aimer. Par exemple, je ne peux pas aimer les gens qui marchent trop lentement, ni ceux qui marchent trop vite, ni ceux dont les corps sont trop rigides. J’ai besoin de souplesse.
La première fois que j’ai suivi quelqu’un, j’avais 17 ans, c’était quelqu’un qui aurait pu avoir l’âge de mon père, mais qui ne lui ressemblait pas, c’est pour ça que je l’avais choisi. Ce premier-là, je lui ai parlé, il faut dire qu’il s’était aperçu que je le suivais depuis vingt minutes et il a bien fallu que j’invente une histoire, parce qu’à un moment il a fait volte face et m’a demandé ce que je lui voulais à le suivre comme ça ! Autant vous dire qu’il ne m’a pas cru quand je lui ai demandé l’heure ; la chose s’est même assez mal terminée puisque qu’il m’a fait des avances, que j’ai refusées, et qu’il a hurlé « petite salope ! » alors que je courais éperdue vers des rues moins désertes. Je ne sais pas ce que je cherchais alors, mais j’ai mis un terme à mes filatures. Il m’a fallu attendre mes vingt cinq ans pour recommencer.
Après 5 ans de filature en dilettante, j’en arrive à la conclusion que suivre les gens, c’est aussi me suivre moi-même, m’assurer que je ne vais pas me perdre, que je vais survivre à tout ce qui m’empêche de vivre. Toute petite, j’ai été perdue. On revenait de chez ma grand-mère, on s’était arrêté à la station service pour faire le plein, j’étais allée aux toilettes et quand je suis revenue où on était garé, il n’y avait plus personne ! J’avais 10 ans. J’ai attendu leur retour, sans bouger, assise sur le trottoir, devant la station service. Les gens passaient et me regardaient mais moi, je ne disais rien, je ne voulais pas raconter mon histoire, qui aurait pu croire que des parents avaient oublié leur enfant ? Et puis, je ne pouvais pas imaginer qu’ils m’avaient oubliée ! Ils sont revenus trois heures plus tard, sans s’excuser ! Depuis, je ne leur fais plus confiance, et ça continue, même après leur mort.
Pour être honnête avec vous, je dois vous dire que je préfère suivre les hommes, peu importe leur physique, c’est une question d’émotion au premier regard. Au fur et à mesure que j’emboîte leurs pas, j’essaie d’inventer la vie que je pourrais avoir avec eux, mais si rien ne me vient au bout de deux minutes, j’arrête immédiatement ma filature ; par contre si je m’imagine dans leur vie, alors je vais plus loin, je peux même aller jusqu’à imaginer notre intimité, comment ils me tiendraient par la main, quels mots tendres ils me murmureraient à l’oreille, comment ils m’embrasseraient, comment ils me caresseraient les cheveux et… si vraiment nous faisons ensemble une longue, très longue promenade, je peux même essayer d’imaginer comment nous ferions l’amour…
* Phrase dite par Sophie Calle lors d’une interview.
PS : ce texte est une fiction