Il ne suffisait pas d'hériter d'une maison pour être heureux. Pourquoi avait-il payé les droits de succession ? Sans doute en souvenir de son enfance, mais maintenant il s’en mordait les doigts. Il fallait toujours se méfier de l’enfance.
D’abord, la maison était trop grande, beaucoup trop grande pour lui, mais surtout elle respirait. De jour, il n’entendait pas son souffle, mais une fois la nuit tombée, il ne pouvait pas dormir. La maison était un corps vivant dont les membres craquaient.
Chaque soir, après avoir vérifié la fermeture des portes et fenêtres – l’opération lui prenait trente minutes au moins – il s’enfermait dans sa chambre et ne pouvait s’endormir qu’un livre à la main et la lumière allumée.
Enfant aussi, dans cette même maison qui avant d’être celle de sa tante avait été celle de sa grand-mère, il avait dormi lumière allumée et un livre à la main. Il se souvint de tous les fantômes qu’il avait vu défiler, à commencer par son grand-père qui l’observait de son cadre suspendu au-dessus de la cheminée. Il avait l’art de le fixer de ses yeux inquisiteurs. Mais pourquoi ? Qu’avait-il fait ? Il ne l’avait même pas connu puisqu’il était mort avant sa naissance.
Et il y avait ces bruits d’ailes froissées, comme des milliers de criquets qui auraient envahi les pièces pendant la nuit. Pourtant, au petit matin, plus rien ; le silence et cette fatigue, comme une valise qui déborde de souvenirs et refuse de se laisser traîner.
La veille du drame, la journée s’était pourtant déroulée presque agréablement. Il avait étendu son linge dans le jardin, les chemises avaient déployées leurs ailes gonflées par le vent et l’étendoir avait tendu ses mâtures prêtes à affronter les tempêtes océanes. La nature avait fait un bond étonnant en un mois ; les bourgeons regorgeaient de sève et les herbes hautes – il avait plu sans discontinuer la semaine passée - chatouillaient son corps exsangue. Oui, il devait bien reconnaître qu’il était comme mort et la nature était là pour le lui rappeler. En revenant du verger, juste avant qu’il ne rentre, on l’avait appelé. Une fois, puis deux, puis trois, jusqu’à ce qu’il se décide à se retourner. C’était bien son prénom, Paul, qui avait été prononcé à plusieurs reprises par une voix enfantine.
La fillette était là, arrêtée au milieu des herbes hautes, un sac à la main, et elle le fixait.
- Qu’est-ce que tu veux ? lui dit-il agacé de cette intrusion dans son verger.
- Te parler.
- De quoi ?
- De toi.
- Tu es trop petite pour me connaître.
- Je suis ta tante.
- Qu’est-ce que c’est que cette farce ?
Mais était-ce une farce ? La petite fille avait les mêmes cheveux roux que sa tante. Pourquoi lui mentirait-elle ?
Il revint sur ses pas.
- Alors ?
- Pose-moi des questions, fit-elle de sa voix flûtée.
- Pourquoi tu m’as donné cette maison ?
- Aujourd’hui tu sauras pourquoi. C’est le jour J.
- Le jour J ? Répéta-t-il effrayé.
Est-ce qu’il devait expier ? C’était ça, il devait racheter leurs fautes ? Mais quelles fautes, et pourquoi lui ?
- Tu as été choisi car tu es le seul homme qui reste.
- Mais à quoi bon maintenant ? Il est trop tard ! tenta-t-il de balbutier.
- Aucun homme ne peut survivre, s’obstina la fillette qui ne le quittait pas des yeux. Tiens, prends ça.
Et elle lui tendit un long couteau qu’elle venait de sortir de son sac. Sur la lame, il vit le reflet fugitif du visage de son grand-père.
- Maintenant, lui intima-t-elle, tu dois racheter leurs péchés.
- Mais racheter quoi ?
- La faute. Quand les enfants ne doivent pas naître, on ne doit pas forcer leur naissance et ton grand-père a enfreint la règle. Il ne devait pas naître. Vas-y, insista-t-elle.
- Mais qui ne devait pas naître ?
- Mon frère, tu te souviens ? Mon frère qui était aussi ton père, mort dans un accident de voiture quand ta mère était enceinte.
Il avait toujours pensé que sa tante était folle et il en avait la confirmation. Elle avait fait de son histoire un roman dont il était le personnage involontaire. Mais comment pouvait-on sortir d’un roman où l’on vous enfermait ? Qui pouvait l’aider ?
Quand il se réveilla, il était étendu sur le sol et le soleil jouait au travers des branches ; la fillette, cheveux dénoués, fredonnait à ses côtés une comptine qu’il avait chantée dans son enfance.
Dans ce carton tout au fond
On peut cacher un corps en rond
Si vous voulez le voir
Frappez trois fois.
Coucou le voici
Voici sa tête, son cou
Ses épaules et ses bras
Et tout au bout ses mains et ses doigts
hop-là le voilà
Voici son corps
Sa poitrine, sa taille et ses jambes
Et tout au bout ses pieds
hop-là le voilà
C’est lui, c'est lui…
Et, devant lui, il vit son corps traversé par un long couteau…
PS : Une petite pause jusqu'à mercredi. Retour : jeudi !