Les pingouins
Elle lui avait raconté son repas du nouvel an avec des pingouins. « Pas si facile que ça au départ », avait-elle ajouté.
- Ne me dis pas que tu as passé ton réveillon avec des pingouins ? A immédiatement répliqué son amie. Décidément, tu es folle. Vraiment n’importe quoi !
Elle l'a immédiatement rassuré en lui disant qu'on pouvait être pingouin et avoir bon goût.
- Par exemple ? Insista son amie
- Eh bien ils sont tous tombés amoureux de moi.
- Tu ne crois pas que tu vas un peu loin ?
- Pas du tout, à quarante ans, on se satisfait de ce qu’on trouve !
Ce qu'elle avait évité de dire à son amie, c'est que les pingouins en question avait fait le repas et que, pendant toute la soirée, il lui avait joué une musique merveilleuse. Sans parler des cadeaux qu’ils lui avaient donnés et du reste...
Mais peut-on dire toute la vérité rien que la vérité sur les pingouins à une personne si bornée ?
PS : photo prise à Rouen, non loin du musée des Beaux-Arts
Le malheur
Il avait fait son malheur à 4 heures 37, exactement, et il en avait ressenti un plaisir indicible.
A 47 ans, faire le malheur qui lui tenait à cœur depuis longtemps ; un vrai bonheur.
Evidemment, un malheur n’arrive jamais seul, surtout lorsqu’il a cette opiniâtreté, cette fièvre, cette force.
Maintenant, où qu’il allât, personne ne le reconnaissait, pourtant il avait la même voix, le même corps. Enfin, personne sauf une femme, Sybille, sa première et unique épouse dont il s’était séparé cinq ans plus tôt.
Elle seule savait que ce visage lacéré était le sien, et qu’il le conduisait sur le chemin de l’exil…
Le lien
C’est sur les quais qu’elle l’avait rencontré la première fois. Il était assis, immobile, les yeux fixés sur le fleuve ; c’est ainsi qu’elle l’a vu pendant un mois, sans jamais lui adresser la parole, jusqu’au jour où il s’est tourné vers elle.
Son visage l’a troublée ; un visage qui ressemblait à un champ de bataille pouvait-il parler ? Elle s’est contentée d’un sourire et lui, d’un regard.
Des années durant ils se sont vus longuement, ici ou là. Sa voix, elle ne l’a jamais connue, seuls son regard et ses mains parlaient – jusqu’au jour où ses yeux se sont fermés pour le dernier voyage.
le piano
Chers voisins,
Je me permets de vous envoyer ce courrier car, entre le 24 et le 25 novembre, j’ai passé une nuit épouvantable. Je dois dire que votre pratique du piano, de minuit à 3 heures du matin, m’a « percé » les tympans.
Au cas où vous l’auriez oublié, nous sommes en mitoyenneté. J’entends donc ce qui se passe chez vous - sauf vos conversations, n’ayez crainte.
J’espère que dans les jours, mois et années à venir, vous aurez l’extrême obligeance de mettre la pédale douce après 22 heures. Soyez sûrs que cela ne diminuera aucunement vos progrès dans la pratique de l’instrument.
Je vous souhaite une excellente semaine. Sachez que la mienne commence de façon douloureuse car une migraine sévère me vrille le cerveau ; serait-ce dû à ce « concert » nocturne ?
Votre voisine,
GB
L'art
" L'art ne représente pas le visible, il le rend visible* ", voilà ce qu'il lui dit en regardant les nuages dont le voyage innondait la plage d'étranges nuances.
- Et comment te représentes-tu l'art de vivre ?
Le visage de son compagnon se troubla et donna au paysage l'intensité d'une vérité première.
- Pour moi, l'art de vivre, c'est l'art tout simplement. Je ne pourrais pas vivre sans lui.
- Et moi ? Où est ma place ?
- Tu es l'art, toi aussi.
- Mais je ne suis pas une artiste.
- Oui, mais mon regard sur toi te fait entrer au royaume de l'art, conclut-il simplement.
Marie sourit. Joseph avait toujours l'art et la manière de donner à sa vie des allures de songe...
*PS : phrase de Paul Klee
*PS : photo prise au Tréport.
La girafe
“ Je te dis qu’il a une girafe chez lui ! ” avait insisté sa femme. Il n’en croyait pas un mot. Comment ce pauvre type aurait pu avoir une girafe chez lui ! Il n’y avait qu’elle pour imaginer des choses pareilles.
« Je l’ai vue ! » a-t-elle ajouté. Lui ne l’avait pas aperçue et il ne se laisserait pas influencer. Il s'est contenté de lui répondre.
- Quelle chance que la sienne : pouvoir coucher avec une girafe !
Elle n'a rien dit mais en observant ses yeux sombres, il a senti que sa réponse n’allait pas tarder ; et elle est arrivée.
- En tout cas, moi je n’ai vraiment pas de chance de vivre et de coucher avec un butor !
Il a souri, a lissé son plumage brun tacheté, s'est tenu immobile sur sa longue patte, puis il lui a proposé un marché.
- Que dirais-tu d’une petite envolée au septième ciel, toi et moi ?
- Quel beau voyage - a-t-elle dit en enlevant la robe rouge qu’elle avait achetée la veille - j’accepte !
Ni l’un ni l’autre n'est allé travailler, mais le ciel aurait-il pu attendre ?
PS : photo prise à Bruxelles en novembre 2018
L’Endurance
Elle avait terminé son dialogue avec son amie par l’exclamation suivante : « T’es vraiment cinglée ! ». Celle-ci lui avait assuré, "endurance" oblige, que cette nuit-là elle atteindrait le sommet du mât.
En regardant le bateau, elle se demanda comment les choses allaient tourner, mais pourquoi s'inquiéter, ce n’était pas elle qui ferait l’ascension.
Elle se demanda tout de même si son amie ne perdait pas la tête. Que comprendre dans son désir d’aller à l’assaut nocturne d’un lieu inconnu ? Et puis, elle qui ne parlait aucune langue étrangère, que dirait-elle à ces marins - venus certainement d’ailleurs - s’ils lui demandaient ce qu’elle faisait là ?
Quand elle quitta son amie, elle pensa que ce serait sans doute la dernière fois qu’elle la verrait. Et elle ne s’était pas trompée.
Un an après le départ de l’Endurance du port, elle reçut une carte postale d’Antigua qui disait :
« L’Endurance m’a changée. A St John's, la vie est faite de sucre, de rhum et de coton, l’idéal, non ? Why don’t you come ? »
Elle sourit. L’endurance était-elle la vertu qui lui manquait, elle qui était restée sur sa terre natale ?
PS : photo prise sur le port de Rouen en 2018
Les gargouilles
Le jour où les gargouilles étaient tombées dans les parapluies, la ville avait compris que tout changerait. Et tout avait changé.
Les enfants avaient quitté leur famille, les maisons avaient fermé leurs volets et la ville s’était endormie dans une longue torpeur.
Ce que les enfants étaient devenus, nul ne l’avait jamais su. Pourtant, au fond d’elles-mêmes, les mères avaient compris que les monstres avaient conduit leurs petits au pays des rêves qui n'existent plus…
Vous avez dit Schubert ?
Ils s’étaient rencontrés dans la cafeteria de l’hôpital psychiatrique. A voix basse – il croyait que le monde l’épiait - il lui avait assuré que pour suivre le chemin, il lui suffirait, quand elle serait prête, d'écouter le trio numéro deux de Schubert ; piano et cordes entameraient alors un andante sur une sonate qui la conduirait vers l'autre vie.
Elle n’avait jamais oublié leur rencontre – c’était pourtant il y a bien longtemps - et, le jour où l’arc en ciel apparut, elle suivit ses mots sans hésiter…