Caro voulait bousculer nos habitudes lors de nos duos. Voici donc, ci-dessous, la photo qu'elle propose. Aujourd'hui vous lirez son texte. Le mien sera publié deux jours plus tard. Bonne lecture.
C’est la fête.
« Tu vois Clémence a organisé une fête. Oui une fête. Pour nous changer un peu des meetings politiques et des actions coup de poing. Alors ? »
Vick’ éteint son portable. Pas la peine d’attendre la réponse, on verra bien. C’est vrai que la bande n’a pas trop l’occasion de s’amuser. L’époque est à la lutte et à l’insoumission, à l’urgence à la veille de voir le monde connu se désagréger de plus en plus vite. L’amour, la reproduction de l’espèce, les lendemains heureux et chantants sonnent comme des idées pernicieuses, du temps gaspillé. Alors pourquoi Clémence, leur fer de lance, a-t-elle décidé de faire une fête… Vick’ lui a bien posé la question ; pas de non-dits entre eux telle est la règle. « Un pari, Vick’, un stupide pari avec Gérald mais si on gagne, on a de quoi financer les actions jusqu'à l’a fin de l’année. Tu sais que les scrupules et les atermoiements, je pense que c’est pour les faibles. » Elle lui avait confié cela en passant négligemment une main dans ses cheveux, en s’y attardant peut-être un peu trop. Gérald, bien sûr, ne pouvait qu’être le point de départ de cette idée aberrante, Gérald le frère de Clémence et pur produit d’une civilisation en cours de désintégration, argenté, séduisant, noceur, surfant à toute vitesse sur les jet-lags et les übers et collectionneur compulsif de cyber-aventures.
Vick’ consulte une dernière fois ses mails sur l’unique ordinateur de la colocation. Il faut encore ranger les tracts, relire le manifeste, vérifier que rien n’a été hacké. Ici même si la technologie est antédiluvienne, elle n’a pas pu être éradiquée totalement. Un ordi pour tous, une connexion, des téléphones basiques, pas de réseaux sociaux ni de petites annonces. La bande a investi cette barraque de banlieue parisienne il y a trois ans déjà. Spartiate et communautaire, la colocation est un peu rêche mais demeure un chez-soi.
Depuis 6 h ce matin, Clémence a barricadé la salle communautaire et la cuisine. Elle s’y est enfermée avec deux des membres de la bande pour d’étranges va-et-vient, des bruits de chaises et des fous rires. Et dans trois-quarts heure maintenant, les portes s’ouvriront pour les invités.
Vick’ regarde des orangés et des dorés, un bleu presque turquoise et des lumières de ville se diluer et s’étaler sur la fenêtre ; cette nuit la vitre froide du vélux rappellera que c’est l’hiver, tandis qu’ils danseront et boiront, baiseront peut-être. Ça fait combien de temps ? La lutte laisse peu de place à la tendresse. Vick’ range les tracts, il faut se saper, une douche froide et rapide mais une douche, trouver des fringues potables dans le placard, jeter le dernier regard dans le miroir. Un peu de luxe sur leurs peaux, une once de beauté déposé sur leurs existences.
Les planchers et les murs vibrent soudain, la sono martèlent un vieux Dead Purple. Les invités arrivent, Gérald est le premier. Clémence joue à l’hôtesse dans une petite robe noire qu’elle a dégotée, on peut se demander où. Vick’ s’approche derrière un groupe inconnu qui jettent leurs blousons sur le sofa du corridor. Déjà certains se sont jetés sur la piste de danse improvisée. Une boule à facettes brille de tous ses feux.
Vick’ aperçoit sur une table, parmi une floppée de bouteilles et de jarres de cocktails, les quatre couleurs des verres en plastique recyclable soigneusement alignés. Mettre un peu plus de gobelets c’est compliqué est une bonne idée. Une voix dans son dos l’interpelle : « Tu n’as pas soif ? De toute façon, on a toute la nuit et ici on peut changer plus facilement d’option que sur un site de rencontre. » Vick’ se retourne, Clémence éclate de rire tandis que Gérald se penche sur elle pour lui glisser un mot. Sur le visage de sa sœur, un sourire carnassier se dessine. Le beau gosse se redresse et sourit à la cantonade en s’emparant d’un verre mauve. Il avance vers les danseurs, la démarche assurée. Au fond de la salle, la porte s’ouvre sur de nouvelles têtes.
Vick’ s’avance au milieu de tous ces étrangers, un verre à la main. Dans son verre le premier Negroni, la nuit s’annonce longue tandis que les murs blancs se colorent de rose, de mauve, de turquoise et de vert.