Pourquoi faisait-il toujours exprès de parler quand elle pensait ? Pour qu’elle se perde et qu’elle ne se retrouve plus ? Elle ne pouvait plus penser tranquille dans cette maison et son coeur s’affolait comme un oiseau blessé. « Tais-toi, je pense, tais-toi je pense, tais-toi je pense… » marmonnait-elle inlassablement pendant qu’il lui parlait ; mais il ne s’arrêtait pas, il ne s’arrêterait donc jamais ? Elle sentait que bientôt la marée de ses mots la submergerait et elle ne savait pas nager. C’est à cause de ça qu’elle l’avait assommé avec la poêle ; enfin le silence s’était fait.
« Non, désolé, il ne veut pas venir », c’est ce qu’on lui avait dit quand elle s’était présentée ce matin-là à 9 heures. Elle en avait été étonnée… Cela ne s’était-il pas bien passé la fois précédente ? Elle avait dit ou fait quelque chose de déplacé ? Elle avait eu un regard malveillant ? Elle l’avait gêné ? Non il ne voulait pas venir, il fallait tout simplement l’accepter. Il avait certainement de bonnes raisons de ne pas vouloir venir. Après tout, était-ce si important ? N’était-elle pas, une fois de plus, en train de se rendre responsable de choses qui ne lui appartenaient pas ? Elle reviendrait et peut-être que la fois prochaine…
Tout paraissait si tranquille,
pas un souffle d’air, le bruit de la mer comme musique de fond accompagnée de
quelques cris de mouettes et un ciel bleu limpide comme le fond de ses yeux.
Couchée sur son transat, le
regard caché derrière ses lunettes, elle observe les alentours, guettant le
moindre indice lui signifiant quelque chose d’anormal. Quand a-t-elle commencé
à se méfier, à surprendre ces regards entendus, à noter ces événements
bizarres, à avoir peur ? Elle ne s’en souvient plus, l’angoisse ayant
balayé toute notion de temps et de réalité. Depuis des semaines, elle fuit, de
ville en ville, d’hôtels en pensions, de chambres en refuges précaires, dormant
parfois même dans sa voiture, quand le contact avec le monde devient trop
difficile à supporter. Sur cette plage désertée par les vacanciers tous
retournés à leur routine, elle sent le soleil réchauffer ce corps qui n’en peut
plus d’être en manque d’amour, qui aimerait être serré, bercé, enlacé comme
elle le fit tant de fois à ses enfants, aux hommes qui ont partagé sa vie.
Sa main posée sur sa cuisse est
tachée de points bruns, sa peau a perdu son élasticité et sa finesse sans
parler de ce corps qui ne ressemble en rien à ce qu’elle fut, un jour, il y a
si longtemps.
Seule, vieille, abandonnée,
persécutée, elle se demande ce qui la pousse à vivre malgré tout…
- Maman, maman.
Carole lève les yeux de son livre
et regarde son petit garçon courir vers elle. Il se jette dans ses bras et
crie.
- J’ai trouvé un trésor, un
trésor de chevaliers, viens voir, tu vas m’aider ! et de la tirer par la
main hors de sa chaise.
Avec un petit soupir, elle pose
son livre ne regrettant qu’à moitié de ne pas poursuivre sa lecture. Après
tout, il fait trop beau pour s’immerger dans des histoires cafardeuses et l’héroïne
de cette nouvelle ne la tente pas vraiement.
- Je suppose qu’il n’y a pas de fruit ? Lui dit-il d’une voix qu’elle jugea impatiente. Toujours ces interrogations négatives ! Il l’accusait d’être paranoïaque, mais il y avait de quoi : « Je suppose qu’il n’y a pas de fruits » ce n’était quand même pas la même chose que « Est-ce qu’il y a des fruits » ! S’il posait des questions simples, elle n’aurait pas l’impression d’être remise en cause en permanence. Ne cherchait-il pas à la rendre folle, tout simplement ?
- J’ai mal au pouce. Elle répondit d’un ton distrait. - Ah bon ! Malgré son indifférence, il continua à lui parler de son pouce qui le faisait, selon lui, terriblement souffrir. - Il faut peut-être le couper et tu ne souffriras plus, concéda-t-elle. Il s’énerva et répliqua. - Oui, c’est ça, on coupe, on coupe, et quand on n’a plus rien à couper c’est qu’on est mort ! Elle préféra sortir de la pièce afin de couper court au long monologue qu’elle sentait venir. Décidément, il vieillissait mal…
Les deux amies sont assises à la
table d’un restaurant huppé de
la Riviera Vaudoise
, face à la baie vitrée qui
surplombe le lac.
- Oui, je sais, mais cette fois
c’est le bon, je t’assure. J’en suis follement amoureuse.
Lisa émiette un bout de pain
avant de répondre.
- Tu m’avais dit la même chose
avec Jean…
Un peu surprise par ce retour à
cet amour difficile, Carole hésite une fraction de seconde avant d’éclater de
rire.
- Tu as raison, mais je crois
toujours que c’est le bon et je suis toujours sincèrement amoureuse. Ce n’est pas
de ma faute si ça ne marche pas…mais peut-être as-tu raison, j’ai un cœur
d’artichaut.
Le maître d’hôtel se présente à
leur table avec la carte des vins. Elles demandent conseils et veulent des
produits locaux. Il suggère alors un vin rouge valaisan au nom évocateur :
Romance.
Alors que le nectar commandé est
versé, elles lèvent leur verre à la nouvelle histoire d’amour de Carole. Des
parfums de fruits rouges chatouillent leur odorat et elles dégustent par
petites gorgées ce cru authentique en savourant l’instant présent. Lisa est
songeuse, Carole s’en aperçoit et lui en demande la raison.
- Je pense à une phrase que j’ai
lue quelque part, dont je ne connais pas l’auteur mais qui prend une
signification particulière quand je pense à nous deux, à notre amitié. Une phrase
qui dit l'essentiel et qui résume tout.
- Et qui est ?
- « Une amie, c’est quelqu’un qui
sait tout de toi et continue à t’aimer quand même ! ».
- Dis, si d’un seul coup on
pouvait reconstruire notre histoire, tu la verrais comment ?
Elle hausse les épaules et ne
peut pas répondre, elle n’en a d’ailleurs pas envie. Pourquoi le mot
« fin » est-il incapable de s’écrire sans pleurs, sans heurts et sans
drames ? Pourquoi deux êtres qui se sont aimés, qui ont partagés leur vie
ne peuvent pas se séparer comme ils se sont connus, simplement, avec tact et
sensibilité ? Elle aimerait être ailleurs, ne plus voir ses yeux tristes,
sa moue chagrine et ses mains qui se crispent sur la table. Elle le sent en
deux phases et c’est la tristesse qui domine pour l’instant mais elle sait que
la colère va prendre le dessus quand il réalisera que la rupture est inéluctable.
Cet homme elle l’aime mais leurs
caractères sont si incompatibles que la vie est devenue un enfer. Elle aime ce
qu’il n’aime pas, il préfère ce qu’elle déteste et ils peinent à partager ces
petits détails qui font que la vie à deux est belle et intense.
Elle regarde au dehors. Le café
est bondé, l’air est saturé d’humidité par les flocons que les clients déposent
à terre en s’ébrouant comme des chiens. La neige tombe depuis le matin et le
calme feutré qu’elle crée lui donne une envie folle de rentrer chez elle, de se
glisser sous la couette, un livre à la main, de se plonger dans l’histoire et de
ne plus penser à rien…
Elle revient à la réalité alors
qu’il lui prend la main. Elle le regarde et se demande comment leur relation a
commencé. Peut-être qu’il a raison, si ils pouvaient repasser le film de leur
histoire, ils pourraient peut-être corriger les faux pas, les incompréhensions,
les non-dits qui ont éparpillé les cailloux qui les ont fait trébucher…mais
peut-on reconstruire ce qui est détruit ?
Face au lavabo, le torse laiteux parsemé de touffes de poils sombres, le ventre bedonnant, son mari effectuait ses ablutions matinales ; quinze minutes, jamais plus. Au bout de dix minutes, il fit une pause pour lui dire le plus sérieusement du monde. - J’arrête les corticoïdes, je vais pouvoir m’inscrire au tour de France. Elle l’imagina penché sur le guidon d’un vélo rutilant, revêtu d’un maillot rouge et blanc où la marque Lesieur s’afficherait en toutes lettres, moulé dans un bermuda en lycra bleu pétrole, et elle fut prise d’une irrépressible envie de rire. Il ne lui pardonna jamais.
Voilà deux mois qu’ils se croisaient. Ils ne s’étaient encore jamais parlés. Juste des regards, des sourires, et cela suffisait à leur bonheur. La première fois qu’elle entendit sa voix, elle fut atterrée. Instinctivement, elle se boucha les oreilles. Depuis ce jour là, elle le fuyait…
Il était maître-nageur, elle était hôtesse de l’air. L’eau la terrorisait, l’air le tétanisait. Il ne prenait jamais l’avion. ; elle s’interdisait le bateau. Quand elle prenait son bain, c’était sous haute protection, celle de son mari. La veille de son départ pour Nouméa sur le vol A 495 de la compagnie Air France, elle se noya dans sa baignoire ; une défaillance humaine. Une minute de somnolence du maître-nageur avait suffi. L’enquête conclut à un accident ; il fut lavé de tous soupçons.