Nous poursuivons, avec Caro, nos duos d'écriture.
Pour le mois de décembre, place à l'aventure avec Don quichotte. La photo qui nous inspire a été vue sur facebook.
Le texte de ce jour est de Caro, le mien paraîtra samedi, sur presquevoix.
Toute ressemblance avec la situation actuelle d’une ville de province moyenne relativement endormie n’est pas fortuite.
Une guignolade.
Il régla ses jumelles. Parfait. La fière silhouette semblait être à deux pas ; rien encore ne dérangeait l’après-midi paisible.
Louis vérifia si sa besace était bien amarrée à son vélo. Il attrapa la bouteille de bière, encore fraîche d’avoir séjourné dans le ruisseau. La première gorgée était la plus amère. Il s’installa à couvert. Il n’y avait plus qu’à attendre l’arrivée des flics.
Car ils viendraient.
Quinze ans qu’il militait, Louis. Il avait commencé l’année du bac français. D’abord contre ce maire, tyranneau de campagne avec maîtresse officielle, abus de pouvoir et mépris de la valetaille. On avait planté yourtes de protestation et manifesté. Baptisé des arbres pour les sauver. À l’époque, chaque profession avait encore son pardon trimestriel : jours de paralysie, jours de lisier, jour sans courrier. Le ton s’était peu à peu durci. Jusqu'à ce jour des morts.
Des années de lutte où battait à plein la propagande des politiques. Où une presse locale, parfois nationale, maniait une plume servile et appliquée. De grands noms secourant « leurs amis » menacés, des intimidations et des procès. Les leçons de communication des années populistes n’avaient pas été vaines pour tous.
Louis rangea la bouteille vide dans son sac. Une vraie tête brûlée, c’est ce que rapportaient encore les camarades. El Quijote ! Un surnom tiré de ses racines espagnoles qu’il apposait en tags rageurs au bas des coups de poing, des coups de gueule, des coups de sang.
La situation du pays avait fini par virer à l’aigre. Les organisations de lutte avaient pris le mauvais pli de leurs adversaires. Négociations où l’on retournait sa veste, instauration d’une ligne de conduite à laquelle il ne fallait pas déroger. La dissension n’était pas autorisée, la liberté devenait amère. L’esprit humain a des dérives qu’aucune famille politique, aucun idéal n’effacent : veulerie, flagornerie, cupidité, orgueil. Une palette insatiable.
El Quijote avait enfourché son vélo et s’était perdu sur les routes de France, Loire ou canal de Berry, plus loin encore. Une carte postale écrite à deux pas du viaduc de Millau avait annoncé qu’il se désolidarisait du mouvement. Là sa jeunesse de croisé s’était envolée et il avait pédalé. Longtemps. De toutes ses forces.
Louis savait : bloc contre bloc, de terre, de fer ou de granit, l’affrontement ne menait à rien. Il fallait investir les fêlures, les failles, les fractures et laissait pousser un peu d’humour, de tendresse, de poésie. Garder le rêve. Se déprendre des illusions du collectif.
Hier, en début de soirée, il avait planté ce panneau qu’il avait confectionné en douce, grâce à une responsable à l’âme et au corps de satin. Louis reprit ses jumelles, scruta un mouvement en contrebas : la presse et ses dents longues, prête à mettre dans la boîte à images du 20 h un scoop, était sur les lieux.
Une ombre bleu marine approchait sur la D 49, une deuxième suivait. Il était temps de plier bagage. Ce soir, un Guignol à l’accent espagnol moquerait encore le gendarme. L’uniforme ne supportait plus le moindre accroc à l’ordre. Susceptible, tatillon, apoplectique, les spectateurs aimaient le voir battu. Et le public s’esclafferait, confortablement installé dans son salon. Quand il s’en extirpera, il se rappellera qu’il aime l’ordre. Louis, lui, gardait l’héritage des zannis, parsemant ses coups d’éclat de drôlerie et de poésie.
Le moulin était loin. Louis pédalait plus tranquillement et observait la frange rousse des champs où une alouette riait sous cape. Là-bas les marionnettes devaient démonter le décor ; le spectacle était dans la boîte pour le prochain JT. On applaudirait. Louis chantonnait en longeant la coque vide d’une usine qui s’était envolée en Chine. Sur les murs brisés, des arbres s’élançaient. Oui. Il fallait envahir les fêlures, les failles, les fractures et déposer un peu d’humour, de tendresse, de poésie. Caresser le rêve. Élever des châteaux en Espagne. Garder l’âme du Quijote.
El Quijote : surnom de Don Quichotte en espagnol.
Zannis : (altération de Giovanni en dialecte vénitien) Personnage de serviteur bouffon dans la commedia dell'arte