Tous les jours, à 14 h, Paulo garait son fauteuil devant le bar St Gervais, on l’éjectait à l’intérieur et il éclusait ses bières jusqu’à 18 h, heure à laquelle on le remettait dans son fauteuil, direction son appartement à la saleté repoussante où il coulait des jours cotonneux.
Personne ne savait vraiment qui il était, ni quelle avait été sa vie. On lui avait bien posé des questions, mais son état comateux ne favorisait pas les dialogues avec les piliers du bar.
Pourtant, un jour ils surent.
C’était une après-midi de début de printemps, l’une de ces après-midi où le ciel a des velléités d’été et où les cœurs s’ouvrent après un long hiver qui les a maintenus enserrés dans les mailles de leur camisole d’émotions. A 15 h 30, la porte s’est ouverte et une jolie jeune fille brune revêtue d’un jean assorti d’un pull bleu a passé le seuil en adressant un sourire aux habitués. Ils se sont immobilisés, le verre à la main. L’arrivée de la vierge n’aurait pas produit un effet différent.
D’un pas sûr, elle s’est dirigée vers la table où on avait installé Paulo, déjà dans un piteux état. Ils l’ont entendue prononcer « Papa ? », et tous se sont interrogés. Comment cette loque de Paulo avait-elle fait pour produire une si jolie pervenche ?
Mais Paulo ne répondait pas, déjà dans les vapeurs de la bière blonde qui l’anesthésiait chaque après-midi.
Les gars se sont mis de la partie et ont entonné : « Paulo, c’est ta fille ! ». Paulo a redressé péniblement sa tête, l’air hagard et la jeune fille a dit à nouveau : « C’est moi papa. »
- Toi ? a-t-il dit en essayant de la fixer derrière le brouillard de ses yeux. Toi qui ?
- Linda, papa.
- Linda, a-t-il ânonné, et il lui a souri. Sa tête est retombée sur la table avant qu’il n’ai pu rajouter quoi que ce soit.
La jeune fille est revenue vers le comptoir et a donné au patron une enveloppe blanche.
- C’est pour mon père. Vous savez où il habite ?
L’un des habitués a fait un geste vague et la jeune fille a hoché la tête.
Après son départ, ils se sont consultés du regard, ont observé la tête inerte de Paulo, et ils ont ouvert l’enveloppe d’un commun accord. Le mot était simple et les lettres arrondies ressemblaient à cette adolescente à peine sortie de l’enfance.
« Cher papa,
Je suis venue prendre de tes nouvelles. Maman ne sait rien. J’ai su que tu étais au café par un copain de maman qui t’a déjà vu là. Il dit que tu y vas tous les après-midi pour te démolir la tête. Maman me dit que tu es un ivrogne. Moi je voudrais te rencontrer. Je reviendrai te voir au café samedi après-midi. Je pense à toi. Linda. »
Le patron a hoché la tête, remis la lettre dans l’enveloppe et il est allé secouer Paulo. La lettre de Linda a été glissée dans son sac, on l’a replacé dans son fauteuil et on l’a poussé jusque chez lui.
Le lendemain, Paulo n’est pas venu, on s’est s’inquiété et on a sonné à sa porte. Rien. Le surlendemain, le fauteuil roulant n’a pas pilé devant le bar. Les copains ont refait le trajet vers son appartement. Personne. Lassés, ils ont laissé tomber l’affaire.
Mais le samedi, à 14 heures, ils ont eu la surprise de voir le fauteuil roulant s’arrêter et dedans, leur Paulo, méconnaissable.
- Eh ben mon gars, lui a dit le patron en s’avançant sur le seuil. C’est plus toi !
Les autres ont renchéri, ils lui ont même dit qu’il avait fière allure, et ils l’ont assis à sa table habituelle.
- Alors, un demi ? a demandé le patron.
- Non, une San Pellegrino.
Le chœur a lancé un « Putain » de surprise.
- J’attends ma fille, ça fait 10 ans que je l’ai pas vue.
- Dix ans ! a dit le chœur.
- Ouais, depuis l’accident.
- L’accident ?
Paulo ne semblait pas vouloir parler, mais il a fini par dire d’une voix monocorde.
- J’ai voulu tuer ma femme. Mais c’est elle qui m’a fichu deux balles dans le corps, et bien placées. Elle était flic, avant…
Au comptoir personne n’a pipé. Et il a continué.
- Voilà, c’est tout, continuez à boire les gars. Moi, j’attends ma fille…
PS : photo prise par C. V. à Rouen