Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Presquevoix...
Archives
27 octobre 2013

Duo

Nouveau duo avec caro-carito du blog les heures de coton, nos textes se croisent sur le thème du voyage : son texte est sur Presquevoix, quant à mon texte, il  est sur son blog.

La consigne était la suivante : écrire à partir de la première sculpture de Bruno Catalano vue sur ce site.

 

                                                              _______________________________

 

Les voyageurs

-  Tu les vois ?

Non, je ne les voyais pas, je ne discernais même pas son visage. Loïc était ailleurs, le regard perdu dans une mer qui s’écrasait en gémissant contre les soubassements de granit. La ville, elle, se taisait.

Je ne les voyais pas, je ne les avais jamais vus, je ne les verrais jamais, les voyageurs comme il disait.

Il avait commencé à m’en parler le jour de ses 17 ans. Des silhouettes glissantes et silencieuses qui se faufilaient sur les remparts et disparaissaient aussitôt, avalées par la brume saline. La bande avait passé la soirée devant quelques pintes de bière jusqu’à ce que le patron nous pousse dehors. Nous n’avions pas l’esprit clair, tous, lui, moi, alors que nous faisions durer notre dernière canette, exposés à la nuit acide et froide qui soufflait. Il me montra une masse indistincte au loin : « Les voyageurs », n’arrêtait-il pas de répéter. La trace ombreuse de ses mots glissait sur moi. Sans doute, je m’étais persuadée que ce rêve éveillé disparaîtrait avec l’aube. Je ne sais plus. A dix-sept ans, nous rêvions encore de départs en solitaire et de demain qui tiennent debout ; nous partagions la folie de vouloir partir ou fuir, deux mots qui, à dix-sept ans, ont la même saveur.

Le dernier soir, il se tenait debout à quelques centimètres de ma peau. Je sentais encore notre dernière nuit vibrer entre nous. Enfin je parle pour moi parce que lui ne pensait qu’à eux, ses foutus voyageurs. Nous aurions pu nous aimer, je crois. Dans la bande, nous étions sortis avec d’autres, Marc ou Baptiste, Angèle… Et puis, parce que c’était l’évidence, lui et moi, alors que le bahut était déjà loin, que nos espoirs s’émoussaient. Ici, l’avenir n’existe pas, même le présent a du mal.

Cette nuit-là, je l’ai laissé là et je suis rentrée, à bout de froid. Le lendemain, il avait disparu. Plus tard, Baptiste m’a montré l’entrefilet dans le journal. Le corps c’était le sien, glacé d’avoir été traîné par la mer, bleu comme elle, une sale teinte givreuse. Ce n’était plus lui.

Quand le chagrin ne m’a plus mordu le corps, je suis retournée au chemin de ronde qui domine la mer. Ce n’était même pas les grandes marées, quand le sel et les larmes giclent jusqu’aux premières ardoises des toits. J’étais debout, le vent me bousculait à m’en faire perdre le nord. Croire à quelque chose, ça fait toujours du mal. Ma mère s’était abimée à coups de prières et de cierges dont les flammes s’éteignaient trop vite. Mon père lui, croyait à la chance, le prochain canasson, le prochain numéro, la prochaine radasse qui lui ouvrirait son cœur. Ou ses cuisses. Loïc croyait aux voyageurs dévorés par le vide. Chacun sa came.

Je ne croyais pas en rien, le rien demande trop. Je croyais en un pas grand-chose mouvant. Tiens, par exemple, la vie pouvait bien se nicher dans le va-et-vient des vagues. Mais ce qui avait eu le plus de poids dans cette jeunesse que je trimballais encore, c’était sa respiration légère dans mon cou, ses mains qui jouaient une partition savamment apprise sur mon ventre, mes seins, mes hanches, chaque pouce de mon corps, cette faim de moi qu’il avait eue, au début. Ensuite, il était parti à leur recherche, les voyageurs.

Je regarde maintenant l’eau qui tourbillonne à mes pieds ; le froid s’agrippe à moi avec son souffle rêche. C’est ici qu’il les a rejoints et m’a laissée seule avec cette évidence que je n’avais jamais voulu accepter puisqu’il était là : lui pas plus que les voyageurs ne pouvaient rien pour moi. Aller ailleurs, croire ou pas, aimer ou oublier. Trouver autre chose ; mais pas lui que je ne reverrai que dévoré par la mémoire, ni eux que je n’avais jamais croisés.

Je me retourne sans plus un regard ; la mer ne m’est rien. Demain matin, je partirai vite et rejoindrai la salle de gare, le train, le wagon qui m’emmènera, une valise à la main.

 

Commentaires
D
Beauté d'un "pas grand-chose"...
Répondre
C
Merci au beau duo d'écritures que vous formez "carito et gballand" mais chez <br /> <br /> Caro beaucoup de "demains" et "lendemains"<br /> <br /> - Retour sur les lieux... "Demain matin à la gare... Déjà la quête continue.
Répondre
P
Très beau texte, il a trouvé son chemin la laissant seule... Difficile d'être en phase avec l'autre face à sa propre quête.
Répondre
G
Beaucoup de sensations dans ce texte qui nous fait toucher du doigt, avec tact et sensibilité, la difficulté de vivre. Chacun sa quête, chacun son voyage, mais le lieu décrit – ainsi que ceux qui y habitent - laisse peu d'espoir pour ceux qui voudraient rester. Difficile, parfois, de passer de l'imparfait au présent... <br /> <br /> "Caminante, son tus huellas<br /> <br /> el camino, y nada más;<br /> <br /> caminante, no hay camino,<br /> <br /> se hace camino al andar."
Répondre
P
Les voyageurs déforment la jeunesse ;) oui, chacun sa came, avec ou sans valise... un très beau texte (une très belle came ?) en tous cas.
Répondre
Presquevoix...
Newsletter
8 abonnés