Duo
Aujourd'hui, duo de juillet avec Caro-carito du blog les heures de coton. Les consignes étaient les suivantes : utiliser cette phrase de Christian Bobin - Les jambes de vingt ans sont faites pour aller au bout du monde. Tout au moins je le croyais - et nous inspirer de cette image.
Ci-dessous, vous pouvez lire son texte ; quant au mien, il est sur son blog.
Paris, juillet 2013
Un pas devant moi
Je l’ai toujours connu et, en même temps, je ne le connais pas vraiment. Nous avons grandi côte à côte. Un seul mur partagé par nos maisons mitoyennes, un grillage vert entre deux rectangles de pelouse traçait une limite fragile entre nous. Une frontière que brisait l’ombre du vieux prunier.
Je le suivais partout dans sa course jamais interrompue : le long de notre rue, de la maternelle au lycée, sur les bancs du stade où il lançait un javelot, toujours plus loin. Un pas derrière lui quand il me traîna dans ma première boum. Et aussi plus tard quand je faillis le planter là, au milieu du trottoir, avant de le suivre dans cette soirée embuée de fumée de cigarettes. Ce soir-là et d’autres par la suite, au cours desquels son visage émergeait, souriant, rieur. Deux yeux sombres, sans une once de concession. Faits pour foncer. Avertissant tous ces gens qui se révoltaient tranquillement avant de se fondre dans une vie sans relief de ne pas s’y frotter. Je restai. A ses côtés, moi l’indécise, je me découvrais étrangement vivante, en relief.
Il est parti, déroulant sa vie sans hésiter. On the road*. Je m’inscrivis à la fac la plus proche, Valenciennes. Nous ne croisions plus, ni à Noël que j’évitais, ni pendant l’été, il baroudait toujours ailleurs. Je reçus juste une carte d’anniversaire avec sa signature, un bisou chiche et cette phrase « Les jambes de vingt ans sont faites pour aller au bout du monde. » Je décidais de l’oublier puisque tout s’efface, mais je gardais la phrase, prenant un billet pour l’Inde, puis la Hongrie… la Nouvelle-Zélande. Le bout du monde, ça fait toujours un but. Un jour, ses parents ont déménagé, les miens se sont séparés. Il est devenu un de ses visages qui apparaissent sans raison au milieu de nos pensées et sur lequel on n’arrive pas à remettre un nom, un lieu, une anecdote. Le passé nous échappe si aisément.
Je sais que sans lui, je n’aurais pas mis un pied devant l’autre, je n’aurais jamais osé avancer, décider, croire. Je serais restée là, le nez en l’air, les mains dans les poches. Les traces que les autres laissent en nous, on ne sait pas les reconnaître ou on ne veut pas vraiment. Dans cette ville d’enfance, grande comme un mouchoir de poche, nous nous sommes retrouvés, nos enfants déjà adolescents, nouveaux conjoints ou relation sur le fil de nos quarantaines. Sur nos smartphones, nos parents avaient des cheveux blancs et semblaient avoir rétréci.
Nous nous sommes retrouvés. Lui marchait toujours un pas devant moi, même si les routes deviennent plus incertaines au fil des ans. Il fut facile de fixer une heure pour se retrouver au Gibus. De s’y rendre à chaque fois que l’un de nous débarquait. Quand nous sommes entrés dans ce bar au décor identique, il a commandé une queue de singe ; le patron a rigolé : « Tiens, v’là les anciens. » « La première fois que j’en ai goûté un, j’ai détesté, mais bon ça faisait classe, non. » Je murmurai un vague assentiment, j’avais été une abonnée fidèle du lait fraise. Après était venu le moment des bières ou des cafés bien serrés en journée. Je posais ma tête contre son épaule. Comment faisions-nous pour ne pas voir que nous avions vieilli ? Nous parlions à demi-mot d’eux, famille, travail, ennuis ; nous évoquions aussi nos envies, nos rêves, nos erreurs.
Lors d’une fête chez des potes ou un cousin, ce fut l’occasion de découvrir nos conjoints, revoir nos parents. Ma tante se pencha vers moi alors que Marc allait me chercher un verre. J’eus un léger mouvement de recul, allait-on encore me demander pourquoi nous n’étions jamais sortis ensemble, me ressasser le « Vous êtes si mignons ensemble. » À 48 ans, on ne tombe pas amoureuse d’un gars qui aura toujours 16 ans.
Il y eut simplement ces mots : « Vous ne vous êtes pas vu pendant un bon moment. » J’ai hoché la tête. Comment expliquer qu’il avait toujours été là, un pas devant moi. En me quittant et me donnant cette phrase, il avait fait que la gamine paresseuse que j’aurais pu être, nez en l’air et prête à ne rien faire, soit autre. Qu’il soit présent ou que son absence ne se tisse que de quelques mots, je lui avais toujours emboîté le pas.
* sur la route