Aujourd’hui, Caro-carito du blog « les heures de coton » est l’invitée de « Presquevoix ».
Notre consigne : écrire à partir de Toiles de Egon Schiele et de la phrase « Demain sera parfait ».
Caro a choisi toiles suivantes: Schiele1, Schiele3, Schiele4, Schiele5
Voici son texte, le mien, quant à lui, se trouve sur son blog.
Demain sera parfait ( de caro-carito)
Si je fermais les yeux, j’entendrais son parfum et ce rire, épais. Madame Bertille Durand se tient devant moi. Ma mère l’appelait Bertilla. Ou Bertha, les mauvais jours. Maintenant, toutes les filles lui donnent du Madame. Je n’y couperai pas non plus. Ma mère est morte, Madame Durand a repris les rênes de la Tolérance. Ma grande grand-tante, la première propriétaire, avait quelques lettres. Elle avait ouvert cette maison close haute et bringuebalante comme un chapeau de milord après une nuit de bamboche. À deux pas du canal. On la disait veuve.
Hier, après les vêpres, la seule messe où le curé avait toléré nos présences, j’ai dérobé le flacon qui trônait sur sa table de toilette. Elle aime le doré, madame Bertha. J’ai reniflé le bouchon taillé comme un gros cabochon et j’ai essayé de retrouver les essences, musc, ylang ylang. Pas de ylang ylang mais de la vanille. Ensuite, j’ai fermé les yeux pour retrouver l’odeur d’herbe verte du parfum qu’utilisait Maman. Elle sentait le printemps et la pluie qui essuie la ville. Même en hiver, quand elle portait son fourreau brillant et ses pierres qui s’agitaient sur ses mains et se glissaient sous ses longues boucles. En montant dans ma nouvelle chambre, que je partage avec Agnès, j’ai plongé dans la malle où étaient serrées mes affaires. Pas la moindre trace de poudres, de fards, des bijoux. Juste un paquet avec, tracées à la main, les lettres de mon prénom. À l’intérieur, j’ai trouvé des bas rouges et soyeux.
Madame Bertille Durand toussote et me tend une boulette. « Ne renifle pas, ce n’est pas du savon, ça se consomme. Tu demanderas à Agnès comment. Maintenant, tu n’es plus une gamine. D’abord, tu me vires ce chiffon que tu portes, du crêpe noir ! Et puis quoi encore… Un deuil ne dure que le temps d’une messe et après, c’est fini. Comme les petites gâteries à ces messieurs, bouche pincée et menottes qui papillonnent. Dès ce soir, tu passes aux choses sérieuses. Les cuisses de crevette, ils aiment aussi en guise de plat de résistance, ces fils de notables. » Elle humecte avec délicatesse ses lèvres roses d’un fond de vin cuit. D’un ton suave, elle ajoute. « Tu n’as plus de mère. Désormais, tu fais partie de mes filles. Allez va te préparer et si tu as envie de pleurer et que tu fais ta sentimentale, ce porte-bonheur t’aidera à ne pas trop penser. Ainsi, demain sera parfait. » Et de me glisser la boulette visqueuse dans ma main.
Je la mets dans ma poche, essayant d’oublier son parfum huileux. Je ne fais pas confiance à cette odeur, traître, qui se colle aux murs et aux nuits dès que les lampes se tamisent. Je la donnerai à Agnès qui affectionne ces boules pâteuses et qui les cache derrière une mauvaise plinthe. Je grimpe les escaliers qui deviennent au fil des étages de plus en plus raides, je passe une passerelle et un couloir. Je pousse la porte de la chambre n° 6, il est temps que je range mes affaires sur l’étagère vacante. J’étale les bas rouges sur la couverture de mon lit. Maman me les a achetés à cause des gravures qui étaient accrochées dans ma chambre, au-dessus de mon petit bureau. J’aimais les recopier. Je finis par les trouver tout au fond, emballés dans du papier marron, sous mes chemises.
Dans ma poche, il n’y a plus rien, j’ai posé la boulette sur l’oreiller de ma camarade. Je tremble un peu, le froid et le soir qui approchent. La fenêtre n’a pas de volets et le store est cassé. À l’aube, je pourrais crayonner. J’ouvre une boîte maculée de peintures d’où je tire un paquet de plumes, de pinceaux et de crayons. Je renifle une des mines pointues. Le vermillon n’a pas d’odeur ou peut-être la trace de la morsure du taille-crayon dans le bois tendre. Je fixe ce rouge qui claque comme les baisers de ma mère juste avant qu’il ne me faille aller me coucher. Je lui laissais ma place dans le salon vert où ces messieurs, après m’avoir longtemps passée de mains en mains, avaient les yeux brillants et le geste volubile.
Sur mes doigts, la caresse d’un pastel, la griffure du fusain. Peut-être, si j’en trouve le courage, dans le petit matin, j’ouvrirai le flacon d’encre de chine. Je m’assois sur mon lit. Enfouies dans leur papier bruissant, cinq gravures, cinq esquisses, une façade de briques bancales, des étoffes et des tissus qui enserrent des cuisses tendres. Je touche cette peau transparente que mes bas ne recouvrent pas. Ce peintre leur dessinait de jolis corps, à ces femmes…