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22 juillet 2008

Le train couchette

Elle revenait de l’enterrement de sa grand-mère et devait prendre le train qui partait de Toulouse à 22 h 35. En entrant dans le wagon couchette numéro 50, des odeurs d’encens  lui brouillaient encore la tête. Elle chercha la couchette 82 tout en pensant que sa nuit dans le train allait l’achever. Le lendemain, si tout allait bien, elle serait à la gare d’Austerlitz à 7 h 00. En glissant sa valise sous la couchette du bas, elle revit le cercueil en bois brun devant lequel elle avait fait un signe de croix machinal. La cérémonie l’avait vidée de toute énergie et elle s’allongea sur la couchette, les mains croisées sur son ventre. Elle les décroisa aussitôt, cette position lui rappelait par trop celle de sa grand-mère au funérarium : visage de marbre blanc, lèvres serrées, et sa robe grise au col blanc d’écolière sage, celle qu’elle portait du temps où…

- Bonsoir, j’ai la couchette à côté de la vôtre.

La voix la fit sursauter, elle tourna les yeux et vit un homme d’âge moyen qui s’asseyait sur la couchette du bas, juste à côté de la sienne.

- Ah, dit-elle pour la forme.

L’homme la fixait, le regard vide, et elle en ressentit un vague malaise. Il articula comme avec difficulté.

- Je monte à Paris, des problèmes de couple,  c’est pour ça que…

Et il laissa sa phrase en suspens. Elle attendit. Il devait avoir 45 ans, sans signe particulier, si ce n’était un teint blafard et un visage mal rasé.

- Vous êtes mariée ?

Qu’est-ce que sa situation familiale pouvait bien lui faire ? Elle dit que oui, juste au cas où. Avec un homme seul, dis toujours que tu es mariée, lui avait enseigné sa mère. Sa réponse ne sembla pas l’intéresser et il continuait déjà.

- Moi oui. Je n’aurais jamais dû. Elle m’a quitté. A cause d’elle, je prends des antidépresseurs, ça fait un an.

Et il sortit une boîte à moitié vide sur laquelle elle lut « deroxat ».

- Sans ça je suis un homme foutu. Parfois j’ai des envies d’en finir. Je me dis que ça sera elle ou moi.

Elle laissa passer un instant, mais ne trouva rien à dire. La voix du contrôleur annonçait déjà  le départ du train dans le haut-parleur, il faisait nuit noire, la lumière papillotait de temps à autre, et personne d’autre ne venait s’installer dans leur compartiment. Elle se demanda si elle n’allait pas partir ailleurs, mais l’homme prit les devants, ferma la porte avec le loquet de sûreté et conclut.

- Il vaut mieux fermer, comme ça vous n’aurez pas froid.

Quand la porte claqua, elle eut le même sentiment que lorsque le couvercle du cercueil se referma sur le corps de sa grand-mère. L’homme ajouta.

- Les antidépresseurs, ça diminue les angoisses, c’est le docteur qui me les a conseillés. Il m’a dit que sinon, je risquais de faire des bêtises. Il a rajouté que j’avais encore la vie devant moi, mais je  suis pas dupe, à 45 ans, je sais bien que je peux plus espérer grand chose de la vie. Quelle femme s’intéresserait à un homme comme moi ?

Elle resta silencieuse, comme pétrifiée. Elle devait ressembler à l’une de ces statues qu’elle avait observées dans la petite église du village où la cérémonie d’enterrement avait eu lieu. L’homme avait une voix pâteuse ; quand elle l’écoutait, elle avait l’impression d’être engloutie dans ses phrases. N’était-il pas en train de l’hypnotiser ? Il fallait qu’elle se secoue.

- Vous allez vous installer à Paris alors ? Dit-elle sans trop y croire.

Il la fixa bizarrement et elle crut voir dans ses yeux autre chose qu’une profonde mélancolie. Il ne répondit pas à sa question et poursuivit.

- Et vous ? Vous vous intéresseriez à un type comme moi ?

Elle toussota pour se donner une contenance. Ce type lui faisait vraiment peur. Elle sentit comme une odeur d’encens, la même que dans l’église, comment pouvait-il dégager cette odeur-là ? L’homme eut soudain un mouvement dans sa direction et elle fit un tel bond qu’elle se cogna violemment la tête sur la couchette supérieure.

(...)

... Quand elle ouvrit un œil, elle vit un homme penché sur elle, il avait une casquette et lui disait

- Alors, ça va mieux ma petite dame ? Pas besoin de somnifères pour cette nuit, hein ? Un comprimé d’aspirine, peut-être ?

L’autre homme qui la regardait fit au contrôleur de sa voix pâteuse

- Je pense que maintenant elle va mieux, je vais la veiller. J’ai un sommeil très léger. Si jamais il y a un problème, je vous appelle, j’ai vu où était votre compartiment.

Le contrôleur disparut et elle resta seule avec l’homme qui essayait vainement de la rassurer de sa voix pâteuse. Elle préféra fermer les yeux et ne penser à rien. Elle  finit même par croiser ses mains sur son ventre et  récita tout bas un « Notre père », machinalement.

Commentaires
G
A Mû : Non, je ne connais pas cette nouvelle. Je n'ai d'ailleurs rien lu de cet auteur. Que pensez-vous de lui ?<br /> A Danalia : Peut-être. La souffrance parfois ouvre des portes.
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D
J'aime bien le côté "dialogue de sourds", l'homme pose des questions sans se soucier de ce que la femme ne lui répond pas ; sans doute connaît-il les réponses...
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M
Au début, j'ai cru que vous alliez faire une nouvelle version de ma propre histoire "Talons et jambes fines".<br /> Finalement, c'est très différent, et c'est bien !
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M
Vous avez lu la nouvelle de Bénacquista "la madone des sleepings" ?
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C
il existe désormais des couchettes "femme seule"<br /> voilà qui évite bien des histoires :-)<br /> <br /> bonnes vacances à vous
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