Vous avez pas une p’tite pièce ?
Hier, j’avais le temps, une journée sans surveillance de bac, une journée pour moi, ou presque. J’étais en centre ville. Non loin du guichet automatique, un homme assis, un peu plus âgé que moi, me demande de l’argent. Je déteste qu’on me demande de l’argent à cet endroit, la culpabilité peut-être ? Je lui fais un signe, comme pour lui dire que je pense à lui, puis après avoir retiré mon argent, je m’approche et lui donne « une p’tite pièce ». Il me demande si je suis de Rouen, je réponds que oui, nous bavardons un peu et il me propose d’aller boire un café. Après un temps d’hésitation, j’accepte, après tout, pourquoi pas ? C’est moi qui vous l’offre le café, lui dis-je, on va où ? Il se dirige vers un petit café qu’il a l’air de connaître et nous nous asseyons en terrasse parce qu’il fume. Il se raconte, longtemps, et je l’écoute, comme je le fais dans l’association où je suis bénévole.
Il m’arrive de temps à autre de lui poser des questions. Lui aussi m’en pose, mais peu, il a surtout envie de parler de lui, de ses tentatives de suicide dès l’âge de 23 ans, de ses voyages aux Etats Unis et au Guatemala, de sa consultation à l’hôpital psychiatrique, de ses médicaments qui le rendent impuissants, de l’œuvre hospitalière de nuit où il est hébergé depuis 3 ans dans une chambre pour lui tout seul, de sa tutelle, de son enfance, de ses parents qui se disputaient souvent, de son père qui ne lui parlait jamais, des femmes avec qui ils auraient pu vivre mais avec lesquelles il n’a pas vécu, de sa « liberté », de son petit héritage, du voyage qu’il veut faire à Bali, de son impossibilité à tenir sa chambre propre, de ses échecs pour arrêter de boire et fumer, etc. Puis, après plus d’une heure passée ensemble, je lui annonce que je dois partir. "Peut-être que j’arriverai pas à vous reconnaître dans la rue…" me répond-il. Je lui dis que je le reconnaîtrai, de toutes les façons. Il part, je paie les cafés et je cours vers le marché sous une pluie battante qui me trempe jusqu’aux os. La vie reprend son cours.
Une rencontre… une heure de temps suspendu… la sensation d’être, un peu plus, ce que je n’étais sans doute pas tout à fait.