L’une et l'autre
Elle est assise à cette terrasse, mais elle aurait aussi bien pu s’asseoir ailleurs. Elle apprécie le soleil de ce début mai sur son visage. Ses yeux fixent un journal qu’elle ne lit même pas, c’est sa robe qui l’inquiète : beaucoup trop courte. Une fois assise, elle se rend compte qu’elle remonte trop haut sur ses jambes minces. Elle n’ose plus bouger. Son pied gauche, nerveux, se bloque sous le siège et ses yeux balaient, indifférents, le journal qu’elle a placé devant elle pour oublier le glissement imperceptible de la robe le long de ses cuisses. Elle n’aurait jamais dû la mettre, mais à quoi bon acheter une robe-mode si c’est pour la reléguer aussitôt au fond d’une armoire ? Elle s’est pourtant regardée dix, quinze, vingt fois dans la glace avant de se décider à l’étrenner. Elle a juste oublié un détail : l’épreuve de la chaise. Comment s’asseoir avec une mini-jupe sans que la position ne devienne obscène ? Un détail oublié, un seul, et sa journée devient un enfer. Le plaisir de la terrasse ouverte au soleil se transforme en cauchemar vestimentaire. Et puis il y a cette vieille, à droite, toute auréolée des vertus de son âge, qui l’observe de l’intérieur de son ridicule petit tailleur à fleurs fanées...
Elle s’est assise à cette terrasse pour que le premier soleil de mai réchauffe sa frileuse pâleur que l’hiver interminable a condamné à son trois pièces surchauffé place des Ternes. Elle a installé devant elle son journal-alibi et jette de rapides coups d’œil de droite et de gauche pour vérifier que la vie est là, tout près, et que si elle voulait, elle pourrait la saisir dans sa main veinée de bleu, mais elle est trop vieille. Elle se contente de guetter les gens derrière son journal. Maintenant elle ne parle presque plus, juste ce qu’il faut pour ne pas perdre l’habitude des mots, c’est malgré tout utile les mots. Elle sent son caniche Félix sous la table, son poil doux caresse ses jambes fatiguées et elle se sent rassurée. C’est Félix qui lui donne du courage, il attend patiemment les ordres de sa maîtresse, confiant. A lui, elle parle encore. Elle lui tient même de longs monologues sur la vie. Félix répond, parfois. Soudain son regard s’arrête sur la jeune fille de gauche, un peu empruntée dans sa minijupe trop courte. Elle l’observe à petites gorgées avides. Elle est adorable, et tellement fragile ! Assurément elle n’a froid ni aux yeux, ni aux cuisses. Elle regrette un instant sa jeunesse envolée, ses rêves oubliés ; ses yeux s’embuent mais sa dignité l’oblige à retenir des larmes qui ne servent plus à rien. Elle se sent presque prête à parler à la jeune fille pour lui dire qu’elle la trouve belle, qu’elle l’envie, qu’elle aussi a été jeune, un jour, mais elle se ravise. A quoi bon... ? Est-ce que les jeunes aiment parler aux vieux ?
* cette photo est de Henri Cartier Bresson