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Presquevoix...
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17 février 2008

Je me souviens de vous…

Elle est là, assise sur son canapé sous la glace aux contours dorés. L’heure passe, deux réveils disposés non loin d’elle lui rappellent le temps qui la guette. Elle dit « Je suis contente de vous voir, je vous attendais », comme si elle avait passé sa journée à attendre le bruit de mes pas. Je la crois. Le chat s’éloigne, l’air malveillant. Je le gêne. Il quitte la chaise recouverte d’un drap couleur poils. Je m’y assieds, c’est comme un rituel. Elle me parle d’elle et son oreille siffle – « encore cet appareil » - me dit-elle et elle soupire en opérant une pression vigoureuse de sa main gauche sur le bord inférieur de l’oreille. « Il  me laissera donc jamais en paix, c’est quelque chose ! » L’oreille siffleuse se calme. Jamais de silences entre nous. Elle bavarde - de tout - pour oublier le temps qui lui n’oublie rien. Parfois elle reprend sa respiration, oppressée. Je lui pose une nouvelle question et elle se repeuple de mots. Ce qu’elle ne peut plus faire, elle en parle.  Pas d’apitoiement. Elle se sent diminuer, elle le dit. Marcher jusqu’à la grille la fatigue – « Vous ne voudriez pas aller voir si j’ai du courrier ? » Aller chercher le plat pour les chats dans le réduit infesté de mouches l’épuise, j’y vais, il s’en dégage  une odeur d’urine et de pâté qui avant m’obligeait à retenir ma respiration. Je me suis habituée aux odeurs, celles du réduit et celles de la maison. Au début, elles me prenaient à la gorge. Une gamelle de nouilles devant la cuisinière, une de pâté pour chats devant l’évier, le chat est roi. Parfois elle a un geste d’énervement envers ses compagnons – « Allez, va t’en vilain matou ». Elle en chasse un, un autre arrive. A qui sont-ils ?
Elle est menue sur le canapé passé, une souris. Des gestes lents. Un vieux tricot rose, une jupe vert émeraude à rayures noires et ses chaussons avachis, éternels. Relents de souvenirs dans le salon désuet. « Je vous ai déjà dit que j’ai été élevée par un évêque ? » Elle a eu une belle vie, même si ses parents sont morts quand elle avait 7 ans. Des jeudi et des week-ends passés à l’Évêché – « Il était pas commode, mais c’était une bonne personne " – une vie de fête pour une petite fille – « J’en ai connu du beau monde, des comtes, un ministre, des princes... » – des images la font sourire ; îlots d’enfance exilée.
Elle veut écrire ses mémoires. Le cahier repose sur la table de nuit dans sa chambre. La semaine dernière je l’ai ouvert pour y écrire une phrase. Juste lui donner envie… Ses mains veinées, ses doigts noueux d’arthrose refusent le stylo. Elle veut bien essayer mais pas de courage. « Demain, je le ferai, demain. »  Aujourd’hui elle est contente, quelques lignes ont été écorchées sur le grand cahier des mémoires. Fatiguée, elle s’est arrêtée. Et puis maintenant elle n’a plus la force avec ses malaises qui la prennent n’importe quand - « Ah j’en gagne pas ! » La dernière fois elle n’a pas pu se relever de la marche où elle s’était assise. « Parfois, je me demande pourquoi je vis ! ». On se sourit, je lui dis qu’il y a les gens qui l’aiment et puis les chats, tous ces chats qui seraient malheureux si elle partait. « Je me demande comment c’est après ? » Moi aussi, mais dois-je le dire ? En riant je lui rappelle qu’elle me verra d’en haut et qu’on se fera coucou une fois par jour, tout ça en économisant le téléphone.
Un autre jour elle prépare son horrible pâté pour chat debout dans la cuisine. Son dos est voûtée et  fait une bosse  où sa tête se loge bien sagement. Elle aplatit sa pâté du dos de la fourchette. Aujourd’hui elle est triste, sa fille lui a fait des reproches, elle lui a même répondu « Je ne vais quand même pas me tuer pour te faire plaisir ! »
Quand on est vieux on vaporise la mort autour de soi, pour l’apprivoiser. On imagine qu’on mourra comme ci ou comme ça, dans son fauteuil ou dans son lit, le matin ou le soir, sans souffrance ou... Et les autres vous écoutent raconter la mort. Ça ne peut faire de mal à personnes les mots de la mort. Que des mots qui voyagent entre nous.
Elle se sent seule et elle a peur des longs blancs de l’après-midi. Pas de visite toute une après-midi, c’est long. La mort est son amant redouté, celui qu’elle a longtemps ignoré, orgueilleuse, mais qui la caresse dans le silence des longues après-midi où elle somnole. « J’y vois plus, si c’est pas malheureux ! Et ma fille qui veut pas que je me fasse opérer ! » Pas de consolation à apporter. Les enfants sont le prix à payer de notre vie sur terre. Reproches et ressentiments. La paix qu’on ne trouve pas dans notre famille, la trouve-t-on ailleurs ? Je lui assure que je lui écrirai pendant les vacances. Bien sûr qu’elle peut compter sur moi.
Aujourd’hui elle m’appelle au téléphone, elle a eu un malaise. Je la trouve sur son canapé, blanche, la poitrine oppressée. Quand elle me voit, elle sourit « Vous êtes gentille d’être venue, eux ils croient que je fais semblant pour qu’on s’occupe de moi. » Elle se tait, incapable d’en dire plus. Je m’assieds à côté d’elle et lui prend la main. Elle est chaude. Je lui souris. Surtout qu’elle ne parle pas, d’abord que la respiration se calme. Elle doit aimer ma main qui touche la sienne. De la tendresse à fleur de peau. Plus que des  mots. Peu à peu sa respiration reprend le fil de la vie « Vous savez je me demande ce qui me retient de ne pas ouvrir le gaz »,  je ne sais pas quoi répondre, j’écoute et  lui caresse la main. J’attends. « Je crois que ce qui m’a fait du mal c’est de penser qu’ils allaient me laisser seule ce week-end ». Elle se sent abandonnée, comme un chien laissé sur le bord de la route avant les vacances ; elle dérange. Pas de place pour elle. Comment arriver à oublier ce miroir de mort qui  est tendu ? L’abandon et la solitude, il faut apprendre à vivre avec eux, mais comment le dire ? On meurt seul. Elle le sait.
Le vendredi, c’est le jour du tiercé, notre secret – « Je ne le dis pas à ma fille, elle me gronderait ! » Je dépose le journal des courses sur la table et elle le saisit déjà. « On joue combien ? » Son enthousiasme est contagieux. Elle voit déjà le butin sur la table. Un trésor que sa fille ne pourra pas toucher, toujours ça de pris. Si je l’écoutais ce serait un quinté + en six chevaux. Raisonner le rêve est-ce possible ? J’avance l’argument de l’argent qu’elle n’a pas encore. Elle se résout, déçue, à ne faire qu'un tiercé « C’est quand même malheureux de demander l’aumône. Ah si on gagnait ! » Ses yeux verts-gris lissés d’un voile opaque s’animent. Je préfère ne pas lui rappeler que jusqu’à présent on a plus perdu que gagné ! Je rêve avec elle, si on gagne on partira dans une belle maison en bordure de mer, avec une terrasse abritée du vent où l’on installera nos deux chaises longues pour voir les couleurs de la mer. On y prendra notre thé, avec des gâteaux au chocolat à cinq heures. Elle sourit gentiment. Je vois à son regard que mon idée lui plaît. « Si ça pouvait arriver ! Et je le dirai pas à ma fille ! Je garderai tout pour moi ! »
Aujourd’hui, je lui  parle de mes petits malheurs quotidiens. Je lui raconte des scènes légères, il faut savoir parler de soi sans attrister. Elle sourit, hoche la tête compréhensive. J’ai entendu la grille du jardin s’ouvrir, c’est son petit-fils. Je m’éclipse. Surtout ne pas prendre trop de place. Il me salue et je referme la porte derrière moi. De la fenêtre de ma cuisine, je vois son crâne chauve qui fixe l’écran de télévision…

NB : texte que j'avais écrit à la mort de ma voisine

Commentaires
G
La culpabilité... je l'ai sans doute écrit en me disant, d'ailleurs, qu'il fallait que ça se sache...
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S
On se sent tous un peu coupable après la lecture de ce très beau texte
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G
Oui, nous étions très proches, c'était une amie. En relisant ce texte, qui a longtemps reposé, j'ai failli me faire pleurer...
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D
Il est beau, ce texte. On sent que tu avais une relation forte avec cette dame. Je me souviens quand tu me parlais d'elle...
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