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Presquevoix...
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22 août 2008

L’enfant

Aujourd'hui, j'ai encore oublié d'être malheureuse.*  Ça m'arrive de plus en plus souvent, est-ce que je dois m'en inquiéter ? Si le malheur est violent, le bonheur l'est d'autant plus, surtout lorsqu'on n'y est plus habitué.
Ce matin, au jardin public, une enfant est venue vers moi, c'est la première fois que je reviens dans un jardin public depuis que Juliette n’est plus là. La petite fille m'a souri et m'a parlé, jusqu'à ce que sa mère arrive, affolée
- Viens ici ! tout de suite ! A-t-elle crié sans même m'adresser un regard, je t'avais bien dit de ne pas t'éloigner.
Est-ce qu’elle croyait que j'allais lui enlever sa fille ? Mon dieu que les adultes sont abjects ! Voilà ce que j'ai pensé, mais je n'ai rien dit et j'ai fait un geste de la main à l'enfant qui partait, traîné par le bras agacé de sa mère. J'ai dû enfiler ma veste, je tremblais de froid, pourtant le soleil était déjà haut dans le ciel.
Je n’aurais jamais dû m'asseoir dans ce jardin, je n’étais pas encore prête. Je me suis souvenue des après-midi passées au parc avec Juliette.  Elle était si mignonne, tout le monde le disait. Dès que je poussais la petite porte à battants, elle s'échappait pour courir jusqu'au bac à sable où elle ne se lassait pas de remplir  ses seaux à l'aide de sa petite pelle.
Ce soir, je suis assise sur le fauteuil  près de la fenêtre  et je regarde la rue derrière les rideaux, comme toujours à la même heure. La nuit commence à tomber, il est 21 heures ; j'aime ces fins d'été où le jour arrive encore à lutter contre la nuit vorace. Est-ce qu'un jour Juliette me pardonnera ? Est-ce qu'elle comprendra que je ne pouvais plus faire face ?

* Cette phrase m’a été gentiment « prêtée » par

21 août 2008

Les mains moites

L’amour me tombe toujours des mains. Peut-être qu’il faudrait tenir l’amour avec des gants mais moi, je l’ai  toujours pris à mains nues et j’ai les mains moites. Enfin, c’est le dernier homme que j’ai aimé qui me l’a dit, parce qu’avant, je ne me rendais même pas compte qu’elles suaient, mes mains.
Lui, il m’avait chanté son amour sur tous les toits : il m’aimait, il m’aimait, il m’aimerait toujours. Et pourtant, maintenant, c’est fini. Il y en a qui disent que n’importe qui peut assassiner, que c’est une question de circonstances*, je veux bien les croire ! La mort ça doit se traiter comme l’amour, avec des gants. Ce n’est pas que j’aie de vilaines mains - elles sont même émouvantes mes mains - le seul problème c’est qu’elles suent, et ceux qui suent finissent par nous faire suer.
Oui, j’aurais dû mettre des gants pour lui parler, même pour le caresser ! Je sais, ça aurait paru bizarre que je le caresse avec des gants… Vous imaginez-vous enfiler des gants avant de faire l’amour avec un homme ? Nue sur lui avec des gants ? Pourtant j’aurais dû. Il ne supportait plus que mes mains suent sur son corps alors qu’on n’en était qu’aux préliminaires ! Je n’ai jamais compris pourquoi, mais à peine je posais mes mains sur lui, qu’elles se mettaient à suer… de fines gouttelettes au départ, mais au fur et à mesure que l’excitation montait c’était comme si j’avais enfilé un gant mouillé à chaque main. Au début, ma sueur l’enivrait, il voulait lécher mes mains, il se mettait même en colère si je lui refusais « cette gâterie », comme il  disait. Et plus il les léchait, plus je sentais son excitation monter. J’en étais même gênée, on aurait dit une bête.
Oui, avec lui, j’aurais  dû tout de suite  mettre des gants, c’est certain, et il serait encore là ! Peu à peu son regard sur mes mains a changé et je voyais parfois du dégoût passer dans ses yeux. Ça ne durait qu’un instant mais c’était là, entre moi et lui. Il a fallu que je me rende à l’évidence : non seulement il ne voulait plus me lécher les mains, mais en plus mes mains commençaient à l’écœurer. Je n’ai jamais pu accepter qu’il y ait un obstacle entre moi et l’homme que j’aime ; c’est pour ça que j’ai fini par acheter des gants. Oh, pas pour lui faire l’amour, non, mais pour mettre fin à son dégoût  ! Je ne sais plus comment j’ai fait ce jour là, mais j’ai bien failli ne pas y arriver, heureusement qu’il était malade, sinon il serait encore en vie…

* phrase tirée d’un livre de Patricia Highsmith

18 août 2008

Elles

Elles se voyaient depuis 20 ans, une fois par semaine, pour le thé ; l’une ronde, l’autre maigre, l’une taciturne, l’autre volubile.
- Je suis contre la résistance ! disait souvent l’une.
Quand elle avait dit ça, elle avait tout dit. Un autre dicton ponctuait aussi ses conversations
- Les chiens ne font pas des chats ! 
L’autre avait souvent envie de lui répondre
- Et les chats qu’est-ce qu’ils font  ? - mais elle se contentait de laisser glisser un silence qui ne durait jamais car sa partenaire, insatiable, continuait à enfiler les clichés comme des perles.
Leur conversation se terminait souvent dans la pénombre de ces fins d’après midi d’hiver où les thés fumaient dans les tasses et où le  temps ressasse la vie de ceux qui ne savent plus vivre.

23 juillet 2008

Vivre…

mu1- Je me demande où partent les rêves dont je ne me souviens pas* ? - lui avait-elle dit en traversant le pré. Est-ce qu’ils s’accrochent aux nuages ou est-ce qu’ils sont engloutis dans les vallées profondes où se cache l’ogre des enfers ?


Il n’aimait pas la voir ainsi, il savait qu’elle partirait dans un de ces longs monologues qui entretenaient sa mélancolie. Il essaya de détourner son attention en lui montrant la fleur rose dont la chevelure oscillait au vent.


- Elle est comme toi, lui dit-il.
- Comme moi ? Je ne comprends pas.
- Une résistante.

Elle le regarda incertaine. Une résistante ! Comment pouvait-il lui mentir ainsi, à elle ! Elle qui n’avait pas su dire non. Elle regarda le fil de l’eau. Des rides  se formaient à la surface parce que le vent se levait ; c’était comme si la rivière l’appelait. Des frissons couraient sur sa peau blanche et elle enfila le gilet qu’elle avait noué autour de sa taille. Oui, lui, elle aurait pu l’aimer s’il n’y avait pas eu son père. Elle ne pouvait rien effacer et personne ne pourrait rien effacer pour elle, ni lui, ni aucun autre. Ce qui était vécu, était vécu pour l’éternité.

- Et si on prenait une barque pour traverser la rivière ?

Il  avait dit cette phrase avec une telle douceur qu’elle lui prit la main et la glissa dans la sienne. Pour la première fois, elle  lui chuchota qu’elle l’aimait ; bien sûr, elle mentait un peu, mais était-ce si important ?  Après, il serait peut-être trop tard.

- Aujourd’hui, je veux  traverser la rivière toute seule, lui confia-t-elle au creux de l’oreille.

Il accepta. Que pouvait-il faire d’autre ? Lorsqu’il la vit s’éloigner dans l’embarcation,  il eut l’étrange sensation qu’il ne la reverrait pas, mais il se ressaisit ; il avait déjà eu cette impression tant de fois, et elle était toujours revenue. Alors pourquoi  en serait-il autrement cette fois-là ?

* Phrase lue dans le livre « Autoportrait » de Edouard Levé

* photo gentiment prêté par Mû du blogamû

22 juillet 2008

Le train couchette

Elle revenait de l’enterrement de sa grand-mère et devait prendre le train qui partait de Toulouse à 22 h 35. En entrant dans le wagon couchette numéro 50, des odeurs d’encens  lui brouillaient encore la tête. Elle chercha la couchette 82 tout en pensant que sa nuit dans le train allait l’achever. Le lendemain, si tout allait bien, elle serait à la gare d’Austerlitz à 7 h 00. En glissant sa valise sous la couchette du bas, elle revit le cercueil en bois brun devant lequel elle avait fait un signe de croix machinal. La cérémonie l’avait vidée de toute énergie et elle s’allongea sur la couchette, les mains croisées sur son ventre. Elle les décroisa aussitôt, cette position lui rappelait par trop celle de sa grand-mère au funérarium : visage de marbre blanc, lèvres serrées, et sa robe grise au col blanc d’écolière sage, celle qu’elle portait du temps où…

- Bonsoir, j’ai la couchette à côté de la vôtre.

La voix la fit sursauter, elle tourna les yeux et vit un homme d’âge moyen qui s’asseyait sur la couchette du bas, juste à côté de la sienne.

- Ah, dit-elle pour la forme.

L’homme la fixait, le regard vide, et elle en ressentit un vague malaise. Il articula comme avec difficulté.

- Je monte à Paris, des problèmes de couple,  c’est pour ça que…

Et il laissa sa phrase en suspens. Elle attendit. Il devait avoir 45 ans, sans signe particulier, si ce n’était un teint blafard et un visage mal rasé.

- Vous êtes mariée ?

Qu’est-ce que sa situation familiale pouvait bien lui faire ? Elle dit que oui, juste au cas où. Avec un homme seul, dis toujours que tu es mariée, lui avait enseigné sa mère. Sa réponse ne sembla pas l’intéresser et il continuait déjà.

- Moi oui. Je n’aurais jamais dû. Elle m’a quitté. A cause d’elle, je prends des antidépresseurs, ça fait un an.

Et il sortit une boîte à moitié vide sur laquelle elle lut « deroxat ».

- Sans ça je suis un homme foutu. Parfois j’ai des envies d’en finir. Je me dis que ça sera elle ou moi.

Elle laissa passer un instant, mais ne trouva rien à dire. La voix du contrôleur annonçait déjà  le départ du train dans le haut-parleur, il faisait nuit noire, la lumière papillotait de temps à autre, et personne d’autre ne venait s’installer dans leur compartiment. Elle se demanda si elle n’allait pas partir ailleurs, mais l’homme prit les devants, ferma la porte avec le loquet de sûreté et conclut.

- Il vaut mieux fermer, comme ça vous n’aurez pas froid.

Quand la porte claqua, elle eut le même sentiment que lorsque le couvercle du cercueil se referma sur le corps de sa grand-mère. L’homme ajouta.

- Les antidépresseurs, ça diminue les angoisses, c’est le docteur qui me les a conseillés. Il m’a dit que sinon, je risquais de faire des bêtises. Il a rajouté que j’avais encore la vie devant moi, mais je  suis pas dupe, à 45 ans, je sais bien que je peux plus espérer grand chose de la vie. Quelle femme s’intéresserait à un homme comme moi ?

Elle resta silencieuse, comme pétrifiée. Elle devait ressembler à l’une de ces statues qu’elle avait observées dans la petite église du village où la cérémonie d’enterrement avait eu lieu. L’homme avait une voix pâteuse ; quand elle l’écoutait, elle avait l’impression d’être engloutie dans ses phrases. N’était-il pas en train de l’hypnotiser ? Il fallait qu’elle se secoue.

- Vous allez vous installer à Paris alors ? Dit-elle sans trop y croire.

Il la fixa bizarrement et elle crut voir dans ses yeux autre chose qu’une profonde mélancolie. Il ne répondit pas à sa question et poursuivit.

- Et vous ? Vous vous intéresseriez à un type comme moi ?

Elle toussota pour se donner une contenance. Ce type lui faisait vraiment peur. Elle sentit comme une odeur d’encens, la même que dans l’église, comment pouvait-il dégager cette odeur-là ? L’homme eut soudain un mouvement dans sa direction et elle fit un tel bond qu’elle se cogna violemment la tête sur la couchette supérieure.

(...)

... Quand elle ouvrit un œil, elle vit un homme penché sur elle, il avait une casquette et lui disait

- Alors, ça va mieux ma petite dame ? Pas besoin de somnifères pour cette nuit, hein ? Un comprimé d’aspirine, peut-être ?

L’autre homme qui la regardait fit au contrôleur de sa voix pâteuse

- Je pense que maintenant elle va mieux, je vais la veiller. J’ai un sommeil très léger. Si jamais il y a un problème, je vous appelle, j’ai vu où était votre compartiment.

Le contrôleur disparut et elle resta seule avec l’homme qui essayait vainement de la rassurer de sa voix pâteuse. Elle préféra fermer les yeux et ne penser à rien. Elle  finit même par croiser ses mains sur son ventre et  récita tout bas un « Notre père », machinalement.

16 juillet 2008

Le compteur à gaz

- Vous venez pour le gaz ? Lui cria-t-elle alors qu’il faisait juste les cent pas devant chez elle.

- Euh…oui.

- Eh bien entrez !

Et il était entré chez elle alors qu’il n’était pas employé du gaz et ne l’avait jamais été. Faire semblant jusqu’au bout, voilà ce qu’il devait faire. Il avait refermé la porte derrière lui et observait l’intérieur modeste de cette petite maison où il avait pénétré sans en avoir vraiment eu l’intention.

- Tenez, mettez les patins, lui dit-elle, c’est mieux. Il chaussa deux patins qui lui rappelèrent ses folles glissades sur le parquet de sa grand-mère quarante ans plus tôt.

- Le compteur est à la cave, mais vous avez bien deux minutes. Vous boirez bien quelque chose ?

La dame avait très envie de parler et n’était pas encore prête à lui montrer le compteur. Pourquoi pas, se dit-il, il n’avait rien à faire de sa matinée, à part son rendez-vous de 12 h à l’agence pour l’emploi. Il accepta sa proposition et chercha rapidement un calepin dans son sac pour faire sérieux, après, il verrait. Elle s’affaira quelques instants à la cuisine. Elle aurait pu avoir l’âge de sa grand-mère, 80 peut-être. Avec son peignoir bleu nuit, elle était plutôt touchante, mais il savait qu’il ne devait plus se laisser aller à la mièvrerie des sentiments avec les gens, parce qu’à chaque fois, il s’en était mordu les doigts ! Quand il pensait à cette garce qui avait dit qu’il la harcelait et à cause d’elle, retour à la case ANPE !

- J’espère que vous aimez le jus de raisin, lui dit la vieille dame.

- Oui, merci, fit-il en garçon bien élevé. Vous habitez toute seule ?

- Oui, mon fils vient de temps en temps le soir, et une voisine aussi, à midi.

Il consulta rapidement sa montre et vit qu’il était 10 h. Il l’avait fait machinalement mais ce geste le gêna. N’était-il pas déjà en train de penser que… Non, il devait tout de suite s’enlever ça de la tête. D’ailleurs chez cette vieille, il n’y avait rien visiblement, à moins que…

- J’aime bien bavarder. Il faut dire que je suis seule toute la journée, continua-t-elle.

- Comme moi !

L’imbécile, pourquoi il lui parlait de sa solitude alors qu’elle était encore plus seule que lui.

- Vous n’avez pas d’enfant ?

Il faillit lui répondre méchamment, mais se retint. Des enfants ! Comme s’il n’en avait pas assez bavé lui-même enfant  !

- Non, pas d’enfant, juste un chat !

- Ah, vous aussi ? Je ne sais pas où est passé le mien, il faut dire que toute la journée, il cavale. Il revient pour manger. Et le vôtre ?

- Oh, rien de particulier. Il dort, il bouffe et il baise !

Elle le regarda d’un drôle d’air. Il faut dire qu’il n’y avait pas mis les formes. Il faudrait vraiment qu’il surveille son langage à l’ANPE.

- Alors, et votre compteur ma p’tite dame ?

- Venez, c’est à la cave !

Il la suivit. Il n’aurait sans doute pas dû, les caves lui avaient toujours fait peur, combien de fois n’avait-on pas fermé la porte de la cave derrière lui dans son enfance… Quand il remonta, quelques instants plus tard, il fureta à droite et à gauche pour voir ce qu’il pouvait prendre. Rien dans la salle, ni dans la cuisine, et dans la chambre, juste de quoi satisfaire quelques menus achats. Il sortit de chez elle après avoir vérifié qu’il n’y avait personne dans la rue. Il avait rendez-vous à midi à l’ANPE.

15 juillet 2008

Le Chapeau noir

DegasElle resta un instant devant la vitrine puis  se décida à entrer. J’essayai de l’en dissuader – on m’attendait à la maison pour me présenter le cousin d’un ami de la famille et j’espérais beaucoup de cette rencontre – mais rien n’y fit. Je lui dis qu’elle avait déjà acheté un chapeau le mois dernier, mais elle insista
- Celui-là, je sens qu’il est fait pour moi, regarde cette couleur, cette forme, cette légère ondulation, il m’ira à merveille.  Je suis sûre qu’avec lui tous les regards se tourneront vers moi, je serai la plus belle.
Je dus m’incliner comme je le faisais souvent. Mathilde forçait mon admiration et je ne pouvais rien lui refuser, surtout lorsqu’elle avait cette moue adorable d’enfant gâtée qui laissait passer un instant, dans ses yeux clairs où se reflétait le désir d’être aimée, une petite ombre d’inquiétude, vite dissipée, car personne ne résistait à son charme, personne jusqu’à… mais le moment n'est pas encore venu.
J’essayais de ne plus penser au cousin de cet ami et j’entrai avec elle dans la boutique. L’ouverture de la porte fit résonner une petite musique aiguë et Madame Simone - comme elle se présenta  plus tard - surgit. Madame Simone n’avait rien d’une chapelière, mais ressemblait plutôt à une tenancière de maison de passe. Son large fessier prisonnier d’une robe noire à plusieurs volants, son corset qui laissait deviner une poitrine dont le profond désir semblait être de reprendre sa liberté et son visage aux joues fort poudrées où l’on ne voyait que l’éclat de son rouge à lèvres vif, ne semblaient laisser aucun doute.
Mathilde, elle, ne semblait rien remarquer d’étrange chez Madame Simone et elle pointa aussitôt le doigt vers le chapeau noir dans la vitrine.
- C’est lui que je veux.
Madame Simone, ennuyée, essaya de l’en dissuader, assurant qu’il avait été réservé par un Monsieur passé le matin même, mais Mathilde n’en démordit pas.
- C’est celui-là ou rien !
- Très bien, mademoiselle, puisque vous le désirez, dit-elle en lui tendant le chapeau, mais je vous aurai prévenu que quelqu’un d’autre…
Mathilde ignora son discours et le prit prestement des mains de Madame Simone. Elle s’assit devant le miroir, le mit sur sa tête, prit une pose arrogante et me dit.
- Tu vois ? Je t’avais bien dit qu’il était fait pour moi ! Je le savais. Il me le faut tout de suite.
Entre temps, Madame Simone avait disparu et je m’aperçus qu’elle s’entretenait avec un visiteur en habit sombre, près de la porte.
- C’est impossible, disait-il, impossible, ce qui est dit est dit !
Je ne voyais l’homme que de trois-quarts, il semblait assez âgé – sans doute  l’âge de mon père -  et ses vêtements, de bonne coupe, révélaient goût et raffinement. Madame Simone fit une dernière tentative.
- Mais peut-être qu’il pourrait y avoir un arrangement, vous voyez cette jeune fille devant le miroir, elle le voudrait, il lui va tellement bien, il lui ferait tellement plaisir !
- Non, impossible, répéta-t-il.
L’homme s’approcha alors du miroir et une partie de son corps  se découpa derrière le visage de Mathilde  pourtant, celle-ci fit semblant de rien.
- Mademoiselle, lui dit-il, ce chapeau est à moi, je l’ai  réservé ce matin-même pour la femme que j’aime et il ne saurait en aucun cas vous être vendu, même si, et je le reconnais bien volontiers, il vous va à ravir.
Mathilde rougit mais ne se retourna pas. Elle baissa  les yeux vers la pointe de ses chaussures avant de lui dire.
- Je ne me suis pas présentée, je m’appelle Mathilde de la Romardière, mes parents habitent impasse Neuilly et ils seraient fâchés d’apprendre…
- C’est inutile Mademoiselle, peu importe qui vous êtes, qui sont vos parents, et même si vous connaissiez le président du Conseil lui même ! Je n’ai pas à me justifier. Sachez tout de même, Mademoiselle, que la coquetterie n’est pas bonne conseillère ! Ce chapeau est un cadeau d’anniversaire. Vous êtes la deuxième arrivée, je suis le premier, ce chapeau me revient. Vous êtes à un âge, Mademoiselle, où les déceptions se soignent vite. Quant à moi, je suis à un âge où l’amour n’attend plus. Désolé, votre beauté s’accommodera tout aussi bien d’un autre chapeau, celui-là par exemple, dit-il en désignant un chapeau mauve. La beauté mélancolique de la femme que j’aime, elle, ne saurait souffrir un autre chapeau que celui-là !
A mon grand étonnement Mathilde enleva lentement son chapeau  et me le tendit pour que je le remette à l’homme. Celui-ci le saisit doucement, le paya et sortit de la boutique sans mot dire.
J’appris plus tard que Mathilde le connaissait. Elle me raconta songeuse que la femme qu’il aimait  l’avait abandonné pour un autre, moins fortuné, mais plus jeune, puis qu'elle s’était suicidée quand son jeune amant l’avait quittée. Son mari, lui, continuait à  perpétuer le souvenir de l’absente. Mathilde avait rapidement compris que toute résistance de sa part n’aurait servi à rien.
- On ne peut pas lutter  contre une morte,  avait-elle ajouté l’air soudain sage.

*Texte écrit à partir du tableau d’Edgar Degas, peint en 1882, qui se trouve au musée Thyssen de Madrid

13 juillet 2008

L'impasse

vachesIls avaient roulé  pendant quatre heures puis s’étaient arrêtés sur une petite route départementale pour se dégourdir les jambes.
- Oh regarde, avait-elle dit mi-émerveillée, mi-amusée, en lui montrant le pré.
Et il avait vu le cul des vaches. Vision d’horreur, ça lui rappelait ses grands-parents et ses séjours longue durée à la ferme. Lui, on l’avait toujours laissé à la ferme avec les grands-parents. Pour s’en débarrasser, sûrement. Il ne put s’empêcher de faire un geste d’impatience et il lui dit
- J’ai toujours détesté les vaches !
Il avait opté pour une réponse courte, par lassitude, mais il était sûr qu’elle ne s’en satisferait pas. Elle ne pouvait s’empêcher de lui poser sans arrêt des questions, comme les enfants, il lui avait pourtant dit qu’il n’avait jamais voulu avoir d’enfants justement à cause de ces questions imbéciles qu’ils égrenaient comme des chapelets.
- Et pourquoi ? Ne manqua-t-elle pas d’ajouter.
Comme elle l’exaspérait quand elle lui demandait « pourquoi »! Dans ces moments-là, il la détestait autant que le cul des vaches. Cette fois-ci il allait lui répondre et ça couperait court à toutes conversations ; elle l’avait bien cherché ! Ne lui avait-il pas déjà dit cent fois en six mois de ne pas lui poser ces questions qui ne rimaient à rien sinon à l’énerver ? Il jugea que le moment était venu de lui faire sentir dans sa chair que la limite était atteinte. Et si elle ne s’en remettait pas ? Elle partirait comme les autres, et alors ? N’avait-il pas toujours trouvé des femmes – et même de toutes jeunes femmes -  quand le désir le tiraillait ? Peut-être avait-il besoin d’un moment de solitude, un moment off, sans questions, sans plaintes et complaintes, un moment où il se consacrerait entièrement à lui.
Il la regarda une dernière fois. Elle était jolie dans sa petite robe décolletée dont les couleurs mettaient en valeur sa peau brunie par le soleil. Presque une enfant. Qu’est-ce qu’il faisait avec cette toute jeune fille à peine sevrée ? La minute de tendresse passée il  conclut.
- Tu veux savoir pourquoi ? Parce que j’ai passé ma putain d’enfance à la ferme ! Tout ça parce que mes parents ne supportaient pas le mouflet ! Alors la campagne, j’en ai ma claque ! Et quand je vois des culs de vaches alignés devant une mangeoire, j’ai l’impression de voir autant de culs de connards, qu’on gave pour les faire crever plus vite. Tu comprends pas que cette putain de vie ne vaut vraiment pas la peine d’être vécue ? Tu comprends pas que tu me fais chier avec ton sourire béat comme si la vie t’attendait alors que merde, elle a déjà mis sa machine à broyer en route pour te faire disparaître !
Elle le regarda interloquée et des larmes commencèrent à rouler sur ses joues. Puis elle rentra dans la voiture sans un mot et le voyage se déroula, comme il l’avait prévu, dans un silence de mort. Comme les autres, elle lui demanderait de s’excuser, il ne s’exécuterait pas, et elle partirait. Il eut presque envie de siffloter en pensant au scénario à venir mais il se retint, par égard pour elle qui, mutique, continuait à fixer le paysage en essuyant ses larmes avec un mouchoir en papier qu’il lui avait donné.

PS : photo gentiment prêtée par Coumarine

11 juillet 2008

Angoisse

Thomasboivin« Putain, j’aurais jamais dû donner un coup de poing dans cette vitre », se dit-il soudain perdu, en regardant sa main ensanglantée et les petits  bouts de verre plantés dans sa chair comme autant de stigmates de sa vie de merde, comme il avait coutume de l’appeler. Il voulut les enlever mais il ne savait pas par où commencer.
Elle était partie. Et alors ?  Mais c’était la seule qui comptait, les autres, il avait tout juste sucé leur chair un soir d’angoisse, pas elle ! Avec elle c’était autre chose. Mais elle, elle ne voulait pas de lui. Elle lui avait même dit, la veille.

- Tu me fais chier à me coller. C’est pas parce qu’on a baisé trois fois ensemble qu’on va baiser ensemble toute notre vie ! Je suis pas une capote à angoisses !

C’est pour ça qu’il était parti comme un fou sur sa moto, jusqu’à ce nulle part où il se réfugiait quand il voulait en finir. Parce que c’était une idée qui l’assaillait de plus en plus fréquemment : en finir ! En finir avec cette souffrance qui lui serrait les entrailles entre deux tenailles jusqu’à ne plus pouvoir  respirer. Elle aurait sa peau !
Il ouvrit la porte et longea le couloir. Ce long passage lui faisait du bien. Presque un baume. Ici le vent se glissait par les fissures et les peintures s’écaillaient, comme le vernis de sa vie. Cette fois-ci il irait peut-être jusqu’au bout. La solitude ne lui faisait plus peur, la délivrance l’attendait. Il ouvrit son sac à dos pour vérifier que la corde était bien là. Il la toucha du bout des doigts, examina le nœud, il était rassuré. Il continua à suivre le couloir, les yeux perdus vers cette lumière brillante qu’il voyait au loin. Parfois il écrasait des mottes de terre qui crissaient sous ses pieds. C’est au moment où il essaya de savoir ce qui avait fait ce bruit bizarre sous la semelle de ses chaussures qu’il le vit, le petit chat gris et noir qui voulut s’enfuir puis  s’arrêta au loin pour l’observer. Il l’appela plusieurs fois, d’une voix douce, et le propre son de sa voix le réconforta

-  Minou, minou, viens me voir le chat, n’aie pas peur, moi aussi je suis une âme errante. Allez, viens le chat, maintenant tu n’es plus seul, je suis là.

Et, à pas précautionneux, la petite bête avança vers ce sphinx figé dans sa position accroupi. Au bout de dix minutes d’approche patiente, il arriva même à lui passer la main sur le dos sans que le chat n’en soit effarouché. Il était heureux : il l’avait apprivoisé.

- Tu vois, je suis ton ami, murmura-t-il. Maintenant plus rien ne peut nous arriver, ni à toi, ni à moi.

PS : photo gentiment prêtée par Thomas Boivin

9 juillet 2008

Suis-je bien née ?

« Suis-je bien née ? Cherche témoins. » , c’était l’annonce qu’il avait lue dans Libération, la veille ;  suivait un numéro de téléphone. Et depuis ce matin, il ne pensait qu’à ça. Il allait appeler, c’était irraisonné, stupide, mais il devait appeler ce numéro avant ce soir, pour avoir une réponse.
Il marchait à pas rapides dans la rue des écoles. Son cours s’était bien déroulé, les étudiants avaient semblé plus attentifs qu’à l’accoutumé, à peine deux portables avaient sonné dans l’amphithéâtre et ce soir il devait aller chez sa mère. Il s’en serait bien passé, mais à bientôt 78 ans, elle comptait sur sa visite hebdomadaire.
Le printemps avait essaimé ses touches vert-tendre sur les arbres du square, mais il sentait que dans son corps, c’était l’automne qui s’installait pour toujours. Il appellerait le numéro de l’annonce et quelque chose arriverait, forcément. Il avait hâte d’être chez lui.
- T’as pas un euro ?
Il se tourna vers la jeune fille qui lui demandait de l’argent et lui répondit sèchement que non. Elle aurait pu être sa fille. Un « Connard ! », rageur, suivit son refus ; grand bien lui fasse, pensa-t-il.
Rue Monsieur le Prince, il commença à fouiller dans son cartable pour trouver ses clefs, toujours le même scénario, à croire qu’il avait quelque chose contre les clefs. Puis il se rendit compte qu’elles étaient dans sa poche droite. Il grimpa les escaliers 4 à 4, dit rapidement bonjour à sa voisine de pallier – une étudiante de 20 ans au plus – qui sortait de chez elle.
- Dites, s’il vous plaît, vous n’auriez pas du beurre pour me dépanner ?
Il pensa méchamment que c’était au moins la cinquième fois qu’il la dépannait, que les fois précédentes ça avait été  le sel, la moutarde, le sucre, le poivre et qu’elle lui pompait l’air ! Que les jeunes étaient imprévoyants ! Il entra, se dirigea vers la cuisine, ressortit avec 125 g de beurre, lui tendit la plaquette, et ferma la porte derrière lui sans attendre son merci. Elle devait se demander ce qui l’avait piqué alors que d’habitude il était si aimable, il faut dire que les jeunes filles l’attendrissaient.
Maintenant, affalé sur le sofa, il tenait le combiné tout contre lui. « Suis-je bien née ? Cherche témoins. » Il allait vraiment savoir. Il composa lentement les 10 chiffres du numéro de téléphone l’annonce et attendit quatre sonneries avant que quelqu’un ne décroche. Une voix lui répondit et lui dit de patienter un instant, qu’elle n’était pas la personne de l’annonce. Quand il entendit un nouveau « Allô » grave et bien timbré, tous ses espoirs s’évanouirent, ce n’était certainement pas elle. Elle aurait 18 ans et à 18 ans on n’avait pas cette voix-là, impossible, la voix qu’il entendait était plutôt une voix plus mûre, celle d’une femme d’au moins 30 ans. Il bafouilla deux trois phrases d’excuses et raccrocha précipitamment. En lisant le texte de l’annonce, il était vraiment sûr qu’elle aurait pu l’écrire, mais non, il devait cesser d’y penser, ce n’était pas elle, ce ne serait jamais elle ! Pourtant, elle aurait dû naître au mois de juin 1990 si ses calculs étaient bons ! Mais était-elle vraiment née, personne ne lui avait jamais rien dit !

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