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9 août 2023

Le sosie

Elle était femme de sosie depuis trente ans. Un travail quotidien ou presque, car c’est elle qui s’occupait de ses costumes de scène et de la partie contact avec le public. Quel poids de suivre un sosie ! Lui vivait ça calmement depuis sa naissance – disait-il - et, même Johnny mort, le sosie continuait vivant ! Elle finissait par croire que son mari se pensait éternel et avait oublié qu’il s’appelait Claude Dufour dans sa vraie vie.

Problème supplémentaire, epuis la mort de Johnny, la guerre des sosies envahissait le territoire français et elle devait aussi jouer le rôle de coach afin d’éviter que son mari ne termine en garde à vue ou en prison. Souvent elle lui disait.

-          Arrête de te prendre pour Johnny.  Ce n’est pas dieu possible ce putain de transfert que tu fais. Je te rappelle que tu t’appelles Claude Dufour et que je m’appelle Martine Dufour. Garde les pieds sur terre Claude. Tu n’es pas le seul sosie et tu ne le seras jamais. Les autres aussi ont le droit d’exister. Pas d’insultes aux autres sosies, garde ton calme et continue tes cours de chant au lieu de prendre des cours de tir !

Son mari répondait, agacé.

-          Tu me fais chier Martine. Moi, je te dis que je suis la réincarnation de Johnny par la grâce de Dieu et que les autres sont nuls et doivent disparaître de mon territoire. Je suis le premier sosie, en âge et en qualités. Si j’ai envie d’insulter les faux-sosies, je le ferai. Et si j’ai envie de tirer, je le ferai aussi !

Elle ne répliquait pas mais un beau matin, épuisée, elle partit, sans arme et sans bagage. Lui reprit petit à petit sa vie de sosie jusqu’à mourir – un mois plus tard – d’une crise cardiaque en chantant « Retiens la nuit »*, dans son lit.

* pour écouter ce tube des années 60, c'est ici : https://www.dailymotion.com/video/x8bmte5

PS : prochain texte, dimanche.

 

 

6 août 2023

Les discours

Il avait le goût des discours et des monologues et ce, depuis la grande section de maternelle où, face au miroir de sa chambre, il écoutait les mots qui s’égrenaient de sa bouche tels des boutons de rose. Son premier long discours, il l’avait fait au CM1, en fin d’année scolaire. Il avait été désigné pour donner le cadeau à la maitresse qui partait à la retraite. On l’avait applaudi à tout rompre.

Il s’étonnait un peu que maintenant, à l’âge de quarante-trois ans, l’enthousiasme de ses « fidèles » ne soit pas le même qu’au CM1. A chaque discours – ou chaque monologue – il piochait une série de mots dans le panier à provisions présidentiel, comme il l’appelait en plaisantant. C’est ainsi que son « art de la rhétorique » se mettait en place. Les derniers mots tirés au sort avaient été : ordre, sécurité, chantier, planification écologique, erreurs, parents, éducation, violence. Il regrettait que ce dernier discours, au dire de son épouse – mais disait-elle la vérité ? -  ait été un peu moins apprécié que les précédents. Le fait de ne pas être père et de parler des « parents » lui était-il reproché ? A vrai dire, il s’en moquait éperdument. Le plus exaltant pour lui était de continuer à jouer avec sa boîte à mots devant des caméras où – habillé de son costume de scène -  il pouvait se voir et s’écouter en boucle.

PS : toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence

PS ‘ : prochain texte, mercredi.

24 juillet 2023

Comparution immédiate

On passe les uns derrière les autres. Ils ont tous moins de 25 ans, moi aussi ; pas de filles, que des garçons. Le tribunal judicaire marche à fond la caisse. Moi, je fais des études de droit. Le type qui passe avant moi travaille dans la restauration. Il a même un CDI. Fini pour lui le CDI. Il était dans la même cellule que moi en garde à vue, mais il vient d’un autre quartier. Il est accusé de vols au super U pendant les « émeutes » ; moi on m’accuse de jets de projections envers les flics, et c’est vrai, mais c’est la première fois. Comment j’aurais pu ne rien leur jeter à ces pourris qui nous balançaient leurs saloperies sur la gueule. Eux ils tuent et nous on ferme nos gueules, c’est ça la justice ? Troisième année de droit à l’université pour moi et pas de quatrième année, c’est sûr, car j’aurai au moins six mois de taule, je le sais, les comparutions immédiates, ça ne pardonne pas. 48 heures en garde à vue dans une cellule de merde. Résultat : 48 heures de haine montante. La justice expéditive – comme ils disent – et une justice qui n’est pas la même pour tout le monde. Pour certains en haut de l’échelle, elle n’est pas expéditive la justice, elle est même sourde et elle traîne, c’est appel sur appel. Tu raques et tu t’en sors. Tu ne peux pas raquer, tu vas direct en taule, comme moi !

Le type qui travaille dans la restauration m’a dit : Vol dehors, viol dedans ! Comme je n’ai rien compris il a ajouté.

-           Tu voles dehors et on te viole en taule. T’as vu la gueule que j’ai ? On va me prendre pour un pédé, viol assuré !

En garde à vue, un flic m’a dit en ricanant « C’est toi l’intellectuel du droit ? », puis il s’est tourné vers les autres flics pour préciser : « Ouais, maintenant y’en a qui savent parler et écrire ! ». C’est ça l’humour dans la police.

Un autre flic a dit à ses collègues.

-          Ils ont sorti les matelas dans les prisons. Trois par cellule, ça va pas leur donner envie de recommencer à ces connards !  Et il y en a qui disent qu’ils ont jamais fait de taule. Mon cul, oui !

Moi, c’est vrai, je n’ai jamais fait de taule avant, j’ai juste fait trois ans de droit. Et le droit, ça te met droit dans tes bottes. Les copains du quartier, je les écoutais parler mais moi je me taisais. Je les écoutais raconter leurs exploits qui leur faisaient monter leur taux d’adrénaline ! Mais moi, caïd, ça ne m’intéressait pas, je voulais être avocat. Seulement, avec six mois de taule, c’est sûr, je ferai pas ma quatrième année de droit,  et quand je sortirai, je ne sais pas si je serai pareil... 

 

PS : prochain texte, samedi.

 

12 juillet 2023

Les gâteaux

On était à table avec maman - j’ai quarante ans et j’habite toujours chez elle. A un moment donné, j’ai voulu lui dire « passe-moi le sel » et, je ne sais pas pourquoi je lui ai dit « salope tu as foutu ma vie en l’air ».  Bien sûr, après, je n’ai pas pu m’arrêter et le monologue a continué.

-          Tu as passé mon enfance à me dire « Goûte chéri » et je suis devenu monstrueux. J’étais la risée de l’école et toi tu me disais toujours « Goûte chéri » ! J’étais tellement gros et seul que j’ai voulu me suicider. Le jour où tu es entrée dans ma chambre, tes gâteaux à la main et que tu m’as vu la corde autour du cou, tu n’as rien compris, bien sûr. J’aurais voulu vomir tous tes gâteaux, mais je n’y arrivais pas. C’est dur de vomir sa mère. J’ai toujours été le « gros lard » de service, mais toi, tu ne voyais rien, tu pétrissais ta pâte à gâteaux, tu la mettais au four et tu me disais : « Goûte chéri, ils sont tout chauds ! »

A la fin de ma tirade, m’a mère s’est levée et elle est allée dans sa chambre, sans dire un mot. Alors, contrairement à l’habitude j’ai débarrassé la table et j’ai fait la vaisselle avant d’aller me coucher. Une nuit merveilleuse. Pour une fois, aucune insomnie, mais le lendemain, quand je me suis réveillé à 7 h, mon petit déjeuner n’était pas prêt. Je n’ai pas osé frapper à la porte de sa chambre de peur des récriminations.

A mon retour du travail, la maison semblait vide et la porte de sa chambre était toujours fermée. Quand j’ai frappé, pas de réponse. Alors j’ai ouvert et je l’ai découverte allongée sur son lit, revêtue de la robe noire qu’elle avait mise pour l’enterrement de mon père. J’ai voulu pleurer mais rien n’est sorti, pourtant ma mère était bien morte.

Demain, c’est son enterrement et je serai seul. Je laisserai une petite lettre dans le pot de chrysanthèmes que je placerai sur sa tombe. Je lui écrirai qu’elle a fait ce qu’elle a pu, comme tous les parents.  Comment aurait-elle pu faire autrement ? Y a-t-il des cours d’instruction parentale ?

Pourquoi cette lettre, me direz-vous, alors que ta mère est morte ? Eh bien parce que la culpabilité est le pire des fléaux quand on est vivant.

PS : prochain texte, mercredi prochain.

8 juillet 2023

Stratégies

Le Directeur l’avait fait venir dans son bureau pour lui poser une question simple.

-          C’est quoi vos stratégies Dumontier ?

Dumontier l’avait regardé calmement puis avait répondu.

-          Monsieur le Directeur, je préfère tout de suite planter le désaccord* avec vous. Je ne suis pas un homme de stratégies, je suis un homme tout court. Je travaille chez vous depuis 15 ans et je ne compte pas changer de façon de travailler à moins que les planètes ne se soient alignées  aujourd’hui pour modifier mon comportement.

-          Vous vous foutez de moi Dumontier ?

Dumontier avait envie de lui dire je vous plaisante des excuses*, Monsieur, mais il savait qu’il devait arrêter de lui balancer son humour à deux balles. Mieux valait botter en touche.

-          Non, monsieur, mais jusqu’à présent vous ne vous étiez pas plein de mon travail.

-          Certes, mais les temps changent Dumontier et il faut évoluer, ce que vous ne faites pas !

-          Eh bien moi monsieur, en tout cas, j’attache les sourires*  des clients, et ils sont fidèles. Je pense que je suis un assez bon commercial.

-          Jusqu’à quand Dumontier ? Jusqu’à quand ? Vous maintenez votre chiffre pour l’instant, certes, mais vous êtes dans un marasme affligeant.

Le mot marasme lui avait donné un coup de poing dans le ventre. Comment ce « connard » de Directeur pouvait lui dire ça alors que ses ventes avaient augmenté ce trimestre ? La voix forte et le visage sévère, Dumontier  se leva et s’approcha au plus près du bureau de son Directeur en inversant les rôles.

-          Si je comprends bien, vous voulez me laminer, me broyer, me gâcher ma joie, m’arracher des soupirs. Soit, soit, continuez !

-          Calmez-vous Dumontier

A ce moment-là, Dumontier tenta le tout pour le tout.

-          En tout cas, sachez que je préfère me suicider avant que vous ne me mettiez à la porte ou alors, autre possibilité, je vous agresse, bien que je ne sois nullement un agresseur en série.

Le visage du Directeur fut d’une pâleur extrême et il finit par ânonner.

-          Mais vous êtes cinglé Dumontier, complètement cinglé.

-          Non, mais je suis dans une ZFE, une Zone à Fortes Emotions et, quand j’entre dans cette zone, je ne peux plus me contrôler.

-          Sortez, hurla le Directeur, sortez et laissez-moi vous dire que nous n’en resterons pas là.

-          Je m’en doute. Monsieur le Directeur, je m’en doute. D’ailleurs, je crois que vous aussi vous êtes dans une ZFE. Alors je sors, je ferme la porte, et je vous laisse vous allonger sur le divan où parfois d’autres s’allongent, je veux dire d’autres femmes bien sûr, car moi, vous ne m’avez jamais demandé de m’allonger. Au revoir monsieur le Directeur et, bonne fin de journée.

Dumontier sortit l’air satisfait en sifflotant, ce qui étonna la secrétaire, mais bien sûr, elle ne lui en dit rien.

 

* les expressions en caracactères gras ont été empruntées à l’auteur du site  texture. Je le remercie d’avoir accepté de me les prêter !

PS : prochain texte, mercredi.

4 juillet 2023

Curiosité

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Elle avait toujours dit à son mari qu’il faisait preuve d’une curiosité excessive. Mais, tout le monde sait que les maris n’écoutent jamais leur femme et réciproquement. D’ailleurs, la dernière fois qu’elle avait souligné sa curiosité hors norme, il lui avait répondu.

-          Nous savons que la planète est en danger, alors je ne vais pas m’empêcher de regarder ce que j’ai envie de regarder. Toi tu vas à l’église le dimanche et tu luttes contre Satan ; eh  bien moi, je soigne mes démons intérieurs en créant avec eux un lien d’intimité.

Elle se disait qu’en vieillissant les facultés mentales de son mari ne s’amélioraient pas. Mais peut-être avait-elle tort ? C’est tout au moins ce que voulut lui faire comprendre leur fils en disant.

-          Laisse papa se détendre un peu sinon, il risque de te mettre en vente sur le bon coin. Et tu sais qu’il y a bien pire que lui !

-          Ah, ah, ah, que d’humour mon fils, que d’humour !

Cette espèce de fraternité masculine l’agaçait profondément. La prenaient-ils tous les deux pour une idiote ? Elle se sentit donc obligée de  poser une question à son fils.

-          Tu connais les trois C de la parfaite communication ?  

-          Non.

-          Clarté, concision, cohérence. Chose que ni toi ni ton père vous n’avez. Ta compagne va bien, au fait ?

-          Oui

-          Parfait. Et surtout, n’oublie pas de voir si elle arrive à se  détendre un peu dans le couple que vous formez, sinon elle aussi risque d’avoir envie de te vendre sur le bon coin.

Son fils resta silencieux et, avant de partir, il ne l’embrassa pas.

 

PS1 : photo personnelle

PS2 : prochain texte, samedi.

24 juin 2023

Les orques

Les pêcheurs ne sortaient plus, les voiliers restaient au port et les nageurs restaient sur les plages de sable sans mettre un seul pied dans l’eau. Les orques avaient envahi les côtes françaises. Quand le premier orque avait frappé, un gouvernail et une coque avait craqué sous l’attaque du cétacé de neuf mètres de long. Comme ces bêtes se déplaçaient en famille, les drames avaient succédé aux drames jusqu’à la décision du gouvernement d’interdire les sorties en mer.  Les orques seraient-ils de gauche ? avait-on lu dans un journal local où l’humour tenait lieu de critique politique. A l’Assemblée, un député avait même osé.

-          C’est la revanche des orques sur les retraites !

Ce à quoi un député de la Renaissance avait répondu debout, en hurlant.

-          Ce que je sais c’est que la coque de la Nupe ne résistera pas aux orques de droite !

Joutes et agressions s’étaient succédé jusqu’à ce que la présidente de l’assemblée s’évanouisse dans son perchoir, que la coque des bateaux de droite et de gauche craque et que la police et la gendarmerie entrent dans ce lieu prestigieux qui ne ressemblait plus qu’à un ring où les députés ne respectaient plus aucune règle.

 

PS : prochain texte, mardi.

16 juin 2023

la visiteuse

J’ai été visiteuse de prison de 2009 à 2016. J’ai souvent vu des hommes, les femmes perdaient rarement les liens avec leur famille. J’appartenais à l’ANVP. Nous avions toutes les trois semaines un groupe de « supervision » avec une psychologue.

En voulant supprimer certains fichiers de mon ordinateur, j’ai redécouvert la lettre qui suit, écrite  à « Claude », le détenu à qui je rendais visite une fois tous les quinze jours à la maison d’arrêt de Bonne nouvelle. Il doit avoir 69 ans maintenant. J’ai vu ce détenu pendant 4 ans. Un an et demi après son procès, en 2013, il a été transféré au centre de détention de Douai pour purger sa très longue peine. Nous nous sommes écrits pendant un an, puis il ne m’a plus répondu, pour des raisons que j’ignore. En relisant l’avant dernière lettre que je lui ai écrite, je me suis demandée s’il s’était un peu apaisé et surtout, je me suis demandée s’il avait toujours autant de haine envers les blancs, lui-même était originaire de la Guadeloupe. Les vies sont parfois d’une telle violence – dès la naissance -  que certains s’engagent sur des chemins où ils s’embourbent jusqu’à ne plus jamais pouvoir en sortir. Telle fut la vie de Claude.

 

Bonjour Claude,

Je suis contente que cette revue que vous m’aviez demandée – Amina -  vous ait fait plaisir. Je l’ai trouvée assez facilement.

Aller à l’atelier est une bonne chose, comme vous le dites, cela vous vide la tête et vous pouvez ainsi gagner un peu d’argent que vous utiliserez pour vous ou pour vos enfants.

J’imagine que vous continuez toujours à aller au groupe de prière ; au fait, merci pour les chants que vous m’avez envoyés. Je ne suis pas croyante mais j’aime entendre de la musique religieuse.

Savez-vous que j’ai mis dans ma salle de classe une citation qui était sur l’un des calendriers que vous m’aviez donnés. Cette citation de Christian de Chergé, moine trappiste dit ceci : «  J’apprends à ne pas figer l’autre dans l’idée que je m’en fais, ni même dans ce qu’il peut dire de lui actuellement ».

Je trouve qu’elle est belle et profonde. La voir ainsi chaque jour dans ma salle de classe m’aide à essayer d’appliquer ce qu’elle enseigne jour après jour, mais c’est loin d’être simple ! Parfois, d’ailleurs, des élèves posent des questions sur le sens que l’on peut lui donner et les lectures des uns ne sont pas toujours celle des autres.

Votre nièce a fait un beau parcours scolaire si elle a décroché son master en droit. J’espère qu’elle va trouver du travail rapidement.

Au fait, avez-vous des nouvelles de vos enfants ?

Sinon, en ce qui me concerne, c’est la fin de l’année scolaire. Hier, je suis partie à 5 h 30 de chez moi pour prendre le train à 6 heures car j’allais à Caen pour faire passer des oraux de baccalauréat à 15 candidats. Ce fut une journée fatigante, d’autant plus qu’il y avait peu de trains à cause des grèves à la SNCF.

Allez-vous toujours à la bibliothèque ? La lecture a de tels pouvoirs qu’il serait dommage de ne plus faire ce voyage dans le monde des livres.

En ce moment je lis un livre d’un auteur américain que j’aime beaucoup : Irvin Yalom. Il était psychiatre, psychothérapeute et maintenant il écrit des romans dont les sujets ont trait à l’écoute de soi, de l’autre, à la vie, la mort etc.

Fin juillet, nous partirons avec mon mari faire un tour à vélo de 10 jours : nous irons de Toulouse à Bordeaux en suivant le canal de la Garonne. Je crois que nous aurons très très chaud.

Je vous souhaite une bonne fin de semaine.

Prenez soin de vous et à bientôt,

Amicalement,

Ghislaine

 

 PS : prochain texte, mardi.

6 juin 2023

Les stigmates

Quand j’ai dit à mon patron que j’étais en retard à cause du décalage horaire, il m’a asséné un :  « Vous, vous fichez de moi madame Dutartre, vous étiez dans la Creuse !»

Je lui ai répondu vertement. Il faut dire que j’en ai marre d’être pressée comme un citron ! Je lui ai expliqué que si la Creuse était sur le même fuseau horaire que Paris, je devais néanmoins me réadapter au rythme parisien. Et j’ai conclu énervée.

- C’est pas parce que j’arrive avec une malheureuse demi-heure de retard que l’entreprise va s’arrêter de tourner !

Bien sûr il n’a rien voulu entendre. 10 ans que je travaille avec lui, 10 ans de harcèlement subtil, alors un jour on a envie de lui dire :  Halte là connard ! 

Il est resté silencieux un instant, puis il m’a posé, l’air aimable, une question qu’au départ j’ai jugée anodine.

-          Madame Dupont, combien d’années de maison avez-vous ? 

-          10 ans, lui ai-je répondu surprise de ce brusque revirement de ton.

Et là, je ne sais pas ce qu’il lui a pris : il a desserré le col de sa chemise, tombé sa veste puis il s’est rué sur moi comme un fou. Il m’aurait tuée si Dedieu, le chef du service logistique, n’était pas grimpé à califourchon sur son dos pour qu’il lâche prise. C’était il y a trois mois et depuis, je suis en arrêt maladie. A chaque fois que je veux mettre un pied dehors, j’ai peur qu’on ne veuille m’étrangler, alors je rentre.

Chez moi je ne fais rien. Je passe mes journées à regarder mon cou dans la glace. J’ai encore la trace de ses mains sur ma peau. J’ai beau y mettre toutes les crèmes du monde, les traces ne disparaissent pas. J’en ai parlé à mon médecin, lui non plus ne comprend pas, mais il essaie de me rassurer. Il me dit invariablement, de sa voix calme qui finit par m’horripiler.

-Tout va rentrer dans l’ordre Madame Dutartre, ne vous inquiétez pas.

En tout cas, moi, j’ai l’intuition que rien ne rentrera plus jamais dans l’ordre. Je vis en décalage permanent, et j’ai peur de tout…

 

PS : prochain texte, mardi 13 juin.

26 mai 2023

Entendre ou non ?

A 80 ans, sa mère – déjà à moitié sourde – disait qu’elle ne voulait pas se faire appareiller car ce que  disaient les autres, elle s’en moquait ; seul comptait ce qu’elle disait elle-même.

Dix ans plus tard, étant donné sa surdité galopante et son arrivée en maison de retraite, sa fille essaya de  la convaincre de se faire appareiller. La vieille dame accepta, résignée. Seulement, le jour où elle sortit de la boutique « Ecouter voir » avec son appareillage quasi invisible, elle lui dit.

-          C’est terrible, je ne reconnais plus ma voix.

-          Ah bon ? Mais tu entends mieux tout de même ?

-          Oui, mais je ne reconnais plus ma voix, et ça, c’est grave. Je ne crois pas que je vais m’y habituer.

Sa fille ajouta.

-          Tu préférais ta voix d’avant ?

-          Oui, celle-ci est éraillée et je ne la reconnais pas. Moi, je préfère retrouver ma voix et ne pas comprendre ce que les autres disent. De toute façon, ça ne m'interesse pas ce qu'ils disent.

Sa fille soupira et conclut.

-          Tout de même, essaie de t’habituer, cela t’évitera de faire répéter trois fois les gens en t’énervant quand ils parlent d’une voix plus forte.

Sa mère ne répondit rien et continua de marcher jusqu’à la voiture pour retrouver « sa prison », comme elle disait.

 

PS : prochain texte, mardi.

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