Duo de Juin
Pour ce nouveau Duo, avec Caro, il s'agissait d'écrire un texte lié de près ou de loin à la chanson de Alain Souchon : Foule sentimentale.
Après le texte de Caro, voici le mien :
Les paroles
Sa hantise d’être un jour atteinte de la maladie d’Alzeimer avait conduit Maud à placer dans la conversation des paroles de chansons afin de mettre sa mémoire à l’épreuve. Elle suivait la courbe de température de ses humeurs et de ses goûts qui allaient de Alain Souchon à Léo Ferré , en passant par Patricia Kaas et Jeanne Cherhal
Ce matin-là, en ouvrant les volets – et bien qu’il plût des cordes – elle chantonna « Oh la la la vie en rose ». Jean, encore ensommeillé, préféra ne rien dire ; il détestait parler le matin.
A 8 heures, alors que son mari terminait de lire son journal devant son café noir, Maud déclara tout à trac : « Du ciel dévale, un désir qui nous emballe ».
Il lui signifia que ce qui dévalait du ciel, ce n’était pas du désir mais des trombes d’eau, que la journée commençait mal, d’autant plus qu’il y avait une grève des bus, qu’il devait se rendre au travail à pied et que son cartable était terriblement lourd avec ses deux paquets de copies toutes aussi mauvaises les unes que les autres.
Au fait, ajouta-t-il, puisque tu ne bosses pas aujourd’hui, n’oublie pas d’acheter « On connaît la chanson » à la FNAC.
En verve, elle enchaîna.
- « On nous fait croire, que le bonheur c’est d’avoir, de l’avoir plein nos armoires ».
- S’il te plaît, les leçons de morale ce sera pour plus tard, d'accord ? En tout cas, moi, il faut que j’aille au boulot. Je ne suis pas à mi-temps, comme d'autres...
A ce moment-là - et elle aurait mieux fait de se taire – elle inséra deux nouveaux vers de « foule sentimentale » : « On nous prend faut pas déconner dès qu'on est né pour des cons »
Le mot « cons » agit sur lui comme un détonateur. Il jeta son cartable avec une telle violence que toutes ses copies, patiemment corrigées de sa petite écriture ronde, jonchèrent le sol. Il se lança dans une tirade qui aurait pu être celle d’une pièce de théâtre de boulevard si le théâtre de boulevard s’était un jour intéressé aux professeurs.
- Des "cons", oui, c’est certain ! Jusqu’à quand cette putain de vie « dérisoire » ? On est devenu « des gens lavés, hors d'usage », passés à la machine de l’Education Nationale. Une vie qui se résume à traquer des erreurs au stylo rouge, pour les retrouver, une semaine plus tard, sur la même copie du même crétin qui n’en a rien à foutre de tes corrections. Et il faut voir « comme on nous parle ». Tu as vu « comme on nous parle » ? Comme à des chiens ! Plus aucune crédibilité ! Ils fichent le système en l’air et ils voudraient, en plus, qu’on travaille 42 ans et demi ! Je n’ai pas envie de circuler en déambulateur dans ma salle de classe ; et puis d’abord, il n’y a pas de place entre les rangées.
A la fin de sa tirade, il tomba comme foudroyé sur le tapis du salon.
Maud paniqua. Que faire ? Qui appeler ? Que dire ? Elle finit par penser au 18...
L’histoire ne dit pas si les pompiers sont arrivés à temps, mais on peut imaginer que oui, car nos vies sont-elles aussi dérisoires que certains voudraient le laisser croire ?