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29 décembre 2017

le conte

L’homme sur son cheval noir avait fait irruption dans la clairière où elle se promenait. Il avait fait virevolter l’animal autour d’elle puis il lui avait demandé si elle voulait monter. Elle avait bien sûr refusé : pour qui se prenait-il ? Cependant, elle lui avait tout de même demandé de la part de qui il venait.

Il lui avait répondu simplement : « Les fées ».

-         Mais pourquoi ne sont-elles pas venues elles-mêmes ? Avait-elle rétorqué, méfiante.

-         En mai, les fées ont fort à faire, alors elles m’ont délégué.

Elle réfléchit un instant tout en l’observant. Sa peau brune donnait à ses yeux clairs une lueur qui venait d’ailleurs.

-         Alors ? Vous venez ? insista-t-il.

-         Mais pourquoi vous accompagnerais-je ?

-         A cause du conte que vous avez écrit et dont vous n’arrivez pas à trouver la fin.

Elle sourit intérieurement. C’est vrai que ce conte lui donnait du fil à retordre. Elle devait l’envoyer à son éditeur avant le 15 juin pour les illustrations, mais il restait dramatiquement inachevé.

La bête commençait à piaffer d’impatience malgré l’autorité du cavalier. Soudain celui-ci lui tendit la main. Elle la prit et se retrouva – elle ne se savait pas si souple - à califourchon derrière lui. Elle l’entendit alors dire au cheval.

-         Au galop Sultan, on rentre à la maison !

Et le cheval obéit immédiatement.

Si elle trouva la fin du conte, personne ne le sut, car elle ne répondit jamais à aucun mail ou aucun courrier de son éditeur...

21 décembre 2017

Duo de décembre

Pour ce Duo de décembre, deux accroches, l'une étant le baise-en-ville, la deuxième étant ce site

Après le texte de Caro, voici le mien.

 

Confusion

 

On était le 5 janvier et l’année commençait bien mal.

Dans l’entrée, posés sur le guéridon, son sac d’écrivain  et son kit de survie, qu’elle répugnait à appeler baise-en-ville.

-          Tu vas chez ton éditeur ou à l’hôpital ? a-t-elle demandé à son mari.

Il a continué ses préparatifs sans lui  prêter la moindre attention.

Entre eux, les problèmes avaient commencé deux mois plus tôt. Au départ, rien de grave, mais ses distractions fréquentes et son regard absent l’avaient conduite à vouloir mener une enquête ; ce n’était pas pour rien qu’elle était commissaire dans le dixième arrondissement de Paris.

Elle avait d’abord demandé l’aide d’une adjointe à qui elle avait autrefois rendu de menus services, notamment quand il s’était agi de filer en douce  son mari, un infidèle notoire.

Au cours de ses investigations, son adjointe avait noté les choses suivantes : les rendez-vous de son mari chez son éditeur mais aussi – et elle le lui avait  annoncé avec un certain trouble -  des visites quotidiennes à l’hôpital Sainte Anne.

-          Mais il y fait quoi ? avait-elle demandé, surprise.

-          Je ne sais pas, je ne peux pas t’en dire plus.

Elle avait fini par prendre  elle-même les choses en main.

A Sainte Anne, son mari errait d’abord dans les jardins, puis il entrait dans le pavillon du secteur 16, un secteur inaccessible aux personnes qui ne montraient pas patte blanche.

Elle avait essayé de le questionner habilement pour faire avancer l’enquête, mais rien ; à chaque conversation, c’était comme si un écran se dressait entre elle et lui.

Le 21 décembre, lors de leur dîner d’anniversaire de mariage, il lui avait glissé qu’il s’inquiétait pour sa santé ; il trouvait qu’elle avait mauvaise mine. Ne devrait-elle pas prendre rendez-vous chez le médecin ? Ne devrait-elle pas travailler moins ? Elle se demandait s’il n’avait pas découvert le pot aux roses.

Ce même soir ils avaient fait deux fois l’amour et, sa quasi-obsession  à être à l'écoute de  ses moindres sensations physiques  lui avait semblé étrange. Non, ce n’était décidément plus le même homme. Avant, il n’aurait jamais mis un point d'honneur à la faire jouir. Elle avait d'ailleurs failli le remercier, mais elle s’était retenue.

Le lendemain de cette nuit particulière, il lui avait apporté des fleurs.

-          Pour toi, avait-il dit simplement alors qu’il ne lui avait jamais encore offert un seul bouquet depuis cinq ans qu’ils étaient mariés.

Elle avait placé les roses rouges dans un vase blanc dont il lui avait fait cadeau deux ans auparavant.

-          Il est beau ce vase, avait-il dit.

-          C’est toi qui me l’as offert, mais jamais tu ne m’avais offert de fleurs. Oubli réparé, merci.

-          Ah bon ? Je ne m'en souvenais même plus.

Son air absent et ses yeux fixes  l’avaient troublée, mais ce qu’elle avait découvert par la suite l’avait conduite à prendre conseil auprès d’une amie psychologue clinicienne.

Donc, ce cinq janvier, alors qu’il était sur le seuil de la maison, prêt à partir avec son sac d’écrivain et son baise-en-ville, elle s’est décidée à parler.

-          Je sais tout.

-          Tout quoi ? a-t-il demandé calmement.

-          Je sais que tu n’es pas qui tu dis être.

Il l’a fixé intensément et lui a rétorqué.

-          Et toi ? Tu sais qui tu es ?

-          Oui, a-t-elle affirmé, moi je sais, mais pas toi.

-          Tu es bien présomptueuse, a-t-il asséné, et il est sorti sans plus se soucier d’elle.

Deux heures plus tard, dans la chambre 105 du secteur 16 de l’hôpital Sainte Anne, elle ne fut pas reçue à bras ouverts. Sans doute est-ce compréhensible ; un être humain peut-il facilement admettre qu’il vit dans le mensonge ?

Aujourd’hui encore, son mari se refuse à lui expliquer pourquoi  il a demandé à son frère jumeau – dont il lui avait caché l’existence – de se faire passer pour lui. Quant à son frère jumeau, cette expérience l’a perturbé au point que le psychiatre a dû doubler sa dose de neuroleptiques.

Maintenant, les deux frères sont à Sainte Anne, l’un dans la chambre 105, l’autre dans la chambre 106. Quant à elle, lors de ses visites mensuelles, elle veille à passer autant de temps avec l’un qu'avec l’autre et ce, pour une raison très simple : ils sont à ce point semblables  qu' elle se demande toujours qui est qui.

 

 

19 décembre 2017

Duo de Décembre

le_baisenville__2_

 

Pour ce Duo de décembre, deux accroches, l'une étant le baise-en-ville, la deuxième étant ce site.

Aujourd'hui vous pouvez lire le texte de Caro, le mien sera en ligne le mercredi 21 décembre.

 

BAISENVILLE

Depuis plus de 25 ans, il vient tous les ans à la même période, souvent le samedi avant Noël.

Je venais d’être embauchée quand je l’ai servi pour la première fois. Il a demandé un baisenville. J’ai rougi ; il a sans doute cru, à raison, que j’étais une oie blanche. Surtout, je trouvais le mot tellement incongru dans la bouche de ce jeune homme falot. Il est revenu ensuite chaque année, choisissant au tout début un cadeau modeste, un porte-clef ou un étui à stylo, au cuir classique. L’achat d’un bracelet type Hermès le vit réapparaître au Noël suivant, toujours aussi effacé, un mince jonc à l’annulaire.

Ce matin, je suis descendue aux archives de la comptabilité et j’ai rassemblé dans mon carnet tous les doubles de ses factures. Quelques rares documents où le montant de ses achats s’était avéré peu élevé. Une simple réparation ou l’acquisition d’une ceinture. Puis, les sommes avaient augmenté. Tous les trois ans, des cartables dans des marques au bon rapport qualité prix – les jumeaux grandissaient. Une pochette de soirée pour madame – la première – qu’il avait fait envelopper dans un papier de soie pervenche.

La fidélité qu’il montrait envers notre Maison me plaisait. J’aimais le lire dans ses emplettes, je le contemplais discrètement alors qu’il caressait les coutures fines d’un Tote bag à la sobriété toute masculine. Je souriais à cette assurance qui s’attachait progressivement à sa mince stature. Je m’amusais de ses années bourgeoises où il ne semblait ne jurer que par les Ateliers Auguste. Vers le milieu de la trentaine, il changea : des Herschel pour les enfants, un sac week-end pour lui, et, au final, rayon femme, deux sacs hobo pour Noël, tous deux onéreux et chics, classique pour l’une, tendance pour l’autre. L’alliance avait disparu. Alors qu’il quittait la boutique les bras encombrés de paquets, je me remémorais le jeune garçon à l’imperméable usé, la silhouette au pardessus camel, avec – évidemment – le baisenville négligemment ajusté à l’épaule. Là, à travers la vitrine, je découvrais un homme à la démarche affirmée. La commande suivante m’avait tout autant surprise mais j’avais adoré dénicher le sac à moto et la trousse à outils assortie réputés introuvables. Juste après, il y eut la période US, assez longue où, à l’occasion de ses rares séjours en France, il ne voulait que du Filton.

Hier, en revenant de l’arrière-boutique, je le trouvais perdu dans un magasin qui lui était pourtant si familier. Je me suis dirigée vers lui sans hésiter, nous nous connaissions, en quelque sorte. Son regard me détailla alors que je lui demandais ce qu’il désirait : « Vous ne portez plus votre alliance ! » Je rougis tout aussi fort que lorsque je l’avais rencontré la première fois.

Nous prîmes un verre juste après ma journée de travail. Je lui expliquais que je quittais la Maison, que je m’établissais pour travailler pour un créateur renommé. Je réparerais des vieux modèles, je deviendrais une sorte d’infirmière pour vieux bagages usés, des sacs 24 heures ou 78 heures, des cabas, des modèles sport, pour hommes exclusivement. Je me surpris à caresser la peau éraflée du baisenville qu’il avait posé sur la table. Un sac Charles de chez Bleu de Chauffe qui avait vécu mais dont le cuir était resté souple et doux au toucher. Il me fixait avec ce sourire qui, même dans les années les plus fastes, avait conservé la trace charmante de l’ancien jeune homme maladroit. Au bout d’une heure, nous sommes partis. Il a hélé un taxi et a tenu à m’accompagner. Je me suis serrée contre lui, je savais que, dans ce baisenville qui lui allait si bien, il avait tout ce qu’il fallait pour passer la nuit – quelques Noëls qui sait – avec moi.

 

 

29 novembre 2017

Le général

Le général était un pisse-froid, sec comme une trique. On ne connaissait aucune faille au général, le général était un roc. Debout à cinq heures, exercices de 5 heures à 5 heures 25, douche froide à 5 h 30 déjeuner à 5 h 45, départ pour le quartier général à 6 h,  arrivée à 6 h 15... une partition réglée à la seconde près. Pas de place pour l’imprévu, une hygiène de vie méticuleuse, un corps d’armée qui lui obéissait au doigt et à l’œil et, pour toutes distractions, des parades militaires et des cérémonies de décoration. Le général était le genre d’homme dont on pouvait dire à voix basse, sur son passage : « Il ne rit que quand il se brûle.»

Le général était marié. Sa femme, Bernadette - 30 années d’active au service du général - avait déjà une belle carrière derrière elle ; il faut dire qu’elle avait été elle-même, fille de général. 

Le général était misogyne, personne  ne s’en étonnera. Il s’était marié par convenance, avait eu deux enfants réglementaires - un garçon et une fille – et  menait son « unité » familiale à la baguette. Il ne tolérait aucun manquement au règlement et ses sanctions étaient à la mesure de ses exigences. Son fils faisait une brillante carrière dans la cavalerie, quant à sa fille, il ne la voyait plus, pour incompatibilité d’humeur.

En 30 ans,  Le général n’avait jamais ri ; lâcher prise n’était pas dans ses habitudes.

Quand sa femme avait voulu passer son permis de conduire, à 50 ans, le général avait simplement dit, d’un ton qui ne souffrait aucune réplique : «  Bernadette, une femme de général ne conduit pas, elle se fait conduire ! ». Mais sa femme tint bon.

60 leçons de conduite plus tard, Bernadette échoua à son examen. Ce fut un drame. Quand elle l’annonça au général, il eut un « rictus » qu’elle prit – peut-être n’eut-elle pas tort -  pour un sourire. Ce fut la seule et l’unique décontraction de la mâchoire inférieure qu’elle lui eut jamais connue en 30 ans de mariage et elle en fut blessée.

A partir de ce jour-là, la vie de famille du général devint une véritable guerre de tranchée…

17 novembre 2017

Duo de novembre

Après le texte de Caro, qui a ouvert le Duo, voici le mien, et toujours cette "Vocalise" de Rachamninov comme inducteur.

 

Vocalise

 

Tous les soirs son nouveau voisin mettait le même morceau de Rachmaninov à 20h15 ; un rituel musical qui perturbait l’écriture de son troisième roman. Intrigué par ce fanatique de « Vocalise », elle commença à épier ses allées et venues. L’œilleton fut un précieux allié.

L’homme ne payait pas de mine : grand, maigre, dans les trente-cinq ans, revêtu d’un pardessus qui lui donnait un air d’épouvantail, il arpentait la vie comme s’il s’était agi d’arpenter les allées d’un vaste cimetière.

Il lui rappelait son dernier amant,  mort, comme les autres. Simple coïncidence ?  « Vocalise »… n’était-ce pas un titre séduisant ? Rachmaninov avait écrit ce morceau pour une voix de soprane. Une soprane comme héroïne, cela la changerait des névrosés qu’elle avait mis en scène dans ses deux précédents romans. Elle entrevoyait une femme gorgée de sève dont la vie pourrait se jouer entre ses  aventures amoureuses et les cours donnés au conservatoire.

Ses réflexions prirent un tour nouveau après le soir où son voisin frappa à sa porte. Il était 20 h  et l’heure du rituel approchait. Elle regarda à l’œilleton. C’était lui. Que faire ?  Elle ouvrit. C'était une aubaine pour l’écriture de son roman. Devant elle, il y avait un homme au visage chiffonné et aux yeux embués.

-          Bonsoir, je suis votre voisin.

-          Oui, je vous reconnais.

-          J’ai besoin de vous.

-          De moi ?

Il enchaîna très vite.

-          Oh, c’est quelque chose de simple. J’aimerais que vous écoutiez un morceau avec moi.

-          Celui de 20 h 15 ?

-          Comment vous le savez ?

-          Les parois ne sont pas épaisses. Rachmaninov, non ?

-          Exact.

-          Mais vous ne l’écoutez pas seul d’habitude ?

-          Oui, mais ce soir ce n’est pas possible.

-          Pourquoi ?

-          C’est la date anniversaire.

-          De quoi ?

Il ne répondit pas et lui fit signe de le suivre. Elle ne se fit pas prier. A 20 h 15, elle était assise à côté de lui sur le canapé noir qui trônait dans son salon et ils écoutaient « Vocalise » de Rachmaninov ; mais cette fois-ci, une voix de femme avait remplacé le violoncelle habituel. Elle ne dit rien pendant le temps  que dura le morceau, mais à la fin elle ne put s’empêcher de lui demander.

-          C’est une soprane que vous connaissiez, n’est-ce pas ?

-          Oui. Une amie. Elle est morte un 17 novembre. Elle avait 30 ans.

Elle voulut lui dire que son dernier amant avait lui aussi disparu un 17 novembre, mais elle préféra se taire, le pauvre avait l’air tellement bouleversé. Soudain, il lui prit la main et continua la voix tremblante.

-          Vous lui ressemblez tellement, c’en est troublant !

Il lui proposa un porto qu’elle accepta. Pendant qu’il la servait, elle pensait à son livre, aux hasards, aux liens entre les vivants et les morts.

Une fois son porto avalé – elle manquait de retenue en toute chose - elle lui confia.

-          Vous savez que vous ressemblez à mon dernier amant. Celui qui est mort dans un accident de voiture. Heureusement, il est mort avant de me tuer avec ses ressassements.

Le pauvre garçon s’évanouit aussitôt, trop d’émotions sans doute. Si le baiser qu’elle lui donna le ranima un peu, elle fut étonnée de sa réaction. Il se recroquevilla à l’extrémité du sofa, les jambes repliées sous lui, hurlant que jamais il ne l’aurait tuée, jamais, puis il commença une vocalise qui ne s’interrompit qu’avec l’arrivée du SAMU.

Une décompensation, lui expliqua le médecin avant d’emmener  son voisin à l’hôpital Sainte Anne.

Cette décompensation fut à l’origine de sa récompense - le Goncourt -  pour son troisième roman intitulé « Vocalise ».

Elle se demanda si elle devait lui offrir le livre et le lui dédicacer, mais elle eut peur de ce que la lecture pourrait provoquer en lui. Et s’il avait vraiment tué la soprane, comme elle le suggérait dans son roman ?

 

 

Luka Sulic - Rachmaninov Vocalise

15 novembre 2017

Duo de novembre

Pour ce nouveau duo avec Caro, du blog les heures de coton, il s'agissait de s'inspirer de "Vocalise", de Rachmaninov. Aujourd'hui vous pouvez lire le texte de Caro, le mien sera en ligne le 17 novembre.

 

 Parle-moi. Parle-moi toujours.

 

Elle est là, cette petite musique, sa petite musique. Je ferme les yeux, je serre sa main comme s'il était à mes côtés. Je ne prie pas mais ma respiration s’espace. J’attends que ce qui doit être, se manifeste. A chaque événement majeur de ma vie, un souffle me parcourt, un léger frôlement où des doigts invisibles courent sur les cordes de mon être.

Nous nous étions connus jeunes, avec cette incandescence qui attisent les sentiments sans que l'on puisse en comprendre jamais les raisons. Nous étions ensemble depuis deux ans. Et un jour, l’absence. Il était introuvable. Que ce soit au bout du fil, à la fac, dans les quelques mètres carrés sous les combles où il rangeait sa carcasse dégingandée d'étudiant. Affolée par sa disparition, je m'étais finalement précipitée chez lui ; sa mère m'avait laissée entrer, me laissant seule dans sa chambre. Quand j’y suis retournée le lendemain, elle m'a claqué la porte au nez. Sa famille a ensuite déménagé ; vers le sud rapportaient les on-dit.

Cette année-là, le chagrin s'est accroché alors à moi avec une telle force que j’ai cru devenir transparente. Ma mère, par peur sans doute, me récitait, qu'il était parti, que c'était bien, qu'il ne me méritait pas. Que des bruits couraient sur lui, sur son engagement politique, les gens qu'il rencontrait de nuit après le couvre-feu. Elle me rapportait mille détails, comme l'arme et le laboratoire que la police d'état avait retrouvés dans une cave à son nom près de la station Les-Prébois.

J'ai passé des mois sur le fil, allant à la fac comme un automate. Me devinant surveillée de tous, je me suis perdue dans la foule anonyme des amphithéâtres. Un matin, j'ai senti un souffle dans mon cou. Je me suis rattrapée au mur tout proche pensant m'effondrer ; des notes venues de nulle part naissaient, rebondissaient tout autour de moi. C’était sa mélodie. Je nous revoyais assis sur son lit étroit, débâtissant et rebâtissant nos mondes, sa bouche et ses mots qui s'approchaient de mon visage. Parfois il arrêtait le disque qui nous accompagnait, prenait son violoncelle et jouait pour moi seule.

Le souffle se fait plus léger, imperceptible. Les autres étudiants s’écartent pour ne pas me bousculer. Le crescendo subit me secoue et je pose mes deux mains à plat sur le mur. Là je vois cette petite annonce mal arrimée au panneau d'affichage : un travail en Thaïlande, la possibilité de continuer à étudier dans le lycée français jumelé, de s'échapper.

Je suis restée plusieurs années à l'étranger. A mon retour, on avait commencé à démolir les hauts murs qui nous asphyxiaient et les nuits qui nous avaient fait nous réfugier dans nos maisons. Le monde n'était pas meilleur, pas pire surtout. Cela n'avait plus tant d'importance à mes yeux ; je savais son souffle et ses notes qui revenaient me surprendre et m'accompagner. Je n'étais pas sûre de le revoir. Pourtant, il n'était pas mort, ni même un « disparu », je l’assure.

Sa mère me laisse seule dans sa chambre. Rien ne manque. Excepté son violoncelle, son livre de partitions de Rachmaninov et la photo de nous deux qu'il glisse toujours entre les pages. Je reste assise sur le lit, immobile jusqu'à ce que la nuit me rende aveugle. J’entends alors ma voix coupante dans le silence : « Parle-moi. Parle-moi toujours. » Je me lève, il est tard et les rues vont être dangereusement vides. Je ne me retourne pas, je ne ferme pas la porte. Je ne suis plus là.

 

Luka Sulic - Rachmaninov Vocalise

8 octobre 2017

Duo d'octobre

En ce mois d'octobre fleurit notre nouveau Duo. Caro propose comme inducteur le "le gondola no uta" qu'elle a connu en lisant ce livre.

Voici son texte, le mien sera posté mardi prochain.

 

Gondola no uta

 

Il était sorti du cinéma en chantonnant une mélodie japonaise. Je me souvenais d’elle car je l’avais entendu en découvrant Vivre de Kurosawa dans une de ces salles. Oui, l’affiche aurait pu se trouver là, aujourd’hui, coincée entre le documentaire sur le réchauffement de la planète et l’annonce alléchante de la rediffusion d’un Visconti. L’homme s’éloigna et prit le chemin du Vieux Lille, je lui emboîtais le pas. Il marchait tranquillement ; j’entendais les notes qui résonnaient doucement dans la nuit. Il portait un vieux cuir usé et un jean.

En passant sous un lampadaire, je ressentis avoir déjà traversé cette scène. Mais quand, où ? Avais-je vraiment vu ce film ? Avais-je déjà suivi un homme, avais-je déjà poursuivi cet homme ? Est-ce que je vivais dans cette ville ou y étais-je de passage ? Est-ce que je ne cheminais pas dans une nuit tissée de mes rêves ? Je regardais mes mains, elles semblaient si jeunes. Mon regard se dérobait dans les reflets nocturnes ; je ne trouvais pas de réponse dans mon visage troublé par la nuit : avais-je dix-neuf ou cinquante ans ?

Alors que l’homme ralentissait jusqu’à s’immobiliser, une voix murmura au creux de mes pensées quelques phrases du gondola no uta. L’inconnu se retourna et me dit C’est bien toi ! et il me prit dans ses bras.

Ni lui, ni moi n’évoquons l’instant, songe ou réalité, où nous nous étions rencontrés, pas plus que ce détail qui nous avait fait nous reconnaître. Parfois nous murmurions notre chanson comme un credo. Après tout, alors que nos temps avaient déjà été comptés, il nous avait été donné de pouvoir saisir une seconde fois notre âme de jeunesse.

La vie est courte aimez jeunes filles

Tant que le rouge de vos lèvres est encore vif

Tant que votre sang chaud n'a pas tiédi

Comme s'il ne devait pas y avoir de lendemain

 

La vie est courte aimez jeunes filles

Au besoin prenez les choses en main et embarquez-vous

Au besoin tendez vos joues vers des joues brûlantes

Comme s'il ne devait plus y avoir personne après

 

La vie est courte aimez jeunes filles

Comme un bateau flottant sur les vagues

Posez votre main doucement sur mon épaule

Comme si personne ne pouvait plus nous voir

 

La vie est courte aimez jeunes filles

Tant que le noir de vos cheveux est encore sombre

Tant que la flamme dans votre cœur n'est pas éteinte

Comme si ce jour ne devait plus se reproduire

 

                                               gondola no uta

6 septembre 2017

L’art de la ruse

Voici une histoire vraie, écrite par Gilda, mon amie de Belo Horizonte, et traduite du portugais par mes bons soins

 

Ivan, mon jeune frère, est un jour sorti du travail pour acheter de quoi préparer son sandwiche  de l’après-midi. Il a arrêté sa voiture en face d’une boulangerie et une moto s’est aussitôt garée derrière lui. Un jeune homme l’a abordé d’une voix sympathique et lui a dit de façon discrète : « Attaque à main armée ! Donne-moi ton argent, tout de suite. » Ivan a pris son portefeuille dans sa poche et lui a dit qu’il n’avait que 30 reais*. En se tournant vers le type qui le rackettait, afin qu’il voie bien qu’il travaillait et que ses vêtements étaient couverts de graisse, il lui a dit.

-          Tu vois, je travaille et je viens chercher du pain parce que je meurs de faim. Mais je vois que toi aussi tu travailles, même si je ne suis pas tout à fait  d’accord avec le type de travail que tu fais, mais chacun fait ce qu’il peut. Tu pourrais me prendre 20 « reais » et moi j’en garderais 10. Bien sûr, c’est toi qui choisis. Peut-être que tes besoins sont plus grands que ma faim.

Le voleur a répliqué.

-          Eh l’ami, je vois que tu es un gars travailleur, donne-moi 20 « reais », c’est génial !      

Ivan a tenu  à lui montrer ce qu’il avait dans son porte-monnaie parce qu’un mensonge aurait pu lui coûter la vie. Le voleur a ajouté « Je te crois, vieux ! ». Ivan est entré pour acheter son pain et en rentrant à la maison, il nous a tout raconté tranquillement.

Dans un lieu aussi violent que les grandes villes brésiliennes, l’arme d’un bon citoyen, c’est la ruse.

 

*le  real  est la monnaie brésilienne. 30 reais est l’équivalent de 8 euros.

 

 

12 juillet 2017

Duo de juillet

 Voici le temps venu de notre Duo de juillet pour lequel, Caro et moi-même, avons choisi d' utiliser une phrase vue sur le blog  diffractions  - " longtemps je me suis douchée de bonne heure " - qui, bien sûr, vous en rappellera une autre...

Aujourd'hui, une petite parodie à la sauce gb :

 

La douche

 

Longtemps, je me suis douchée de bonne heure. Parfois l’eau coulait à peine que ma peau frémissait ; je n’avais pas le temps de me dire : « Je me douche ». Et, une minute après,  la pensée qu’il me faudrait sortir et me sécher créait en moi une dépression fugitive ;  je voulais profiter de l’eau qui perlait sur ma peau, retrouver ces sensations qui donnent l’illusion que l’on retient le temps. Cette croyance survivait encore lorsque je m’essuyais ; elle s’accrochait à moi comme les peluches d’une serviette de toilette maltraitée par les lessives ; mais, dès qu’ elle commençait à disparaître, comme des poils de brosse à dent usés par les lavages fréquents, aussitôt je recouvrais la vue et constatais que le miroir me renvoyait une  image claire, brute et désespérante pour mes yeux, comme un reflet que je reconnaissais à peine, une chose qui ressemblait à une femme dont le visage, chose incompréhensible, tenait plus du bouledogue que du lévrier.

PS : les expressions soulignées ont été empruntées à Marcel Proust.

10 juillet 2017

Duo de juillet

Voici le temps venu de notre Duo de juillet pour lequel, Caro et moi-même, avons choisi d' utiliser une phrase vue sur le blog  diffractions  - " longtemps je me suis douchée de bonne heure " - qui, bien sûr, vous en rappellera une autre...

Aujourd'hui, voici le texte de Caro, le mien paraîtra mercredi 12 juillet.

 

Extrait du journal de bord de Xilos Népomucène

 

Longtemps je me suis douchée de bonne heure. C’est la voix de ma mère que j’entends. Lointaine, désincarnée. Inexistante.

J’effleure l’écran. Je trouve rapidement dans les circuits labyrinthiques de Daisy C23bZp56 une vidéo ancienne où me sourient les visages éternellement lisses de mes parents et de mes frères et ma sœur. Autour de moi, les cloisons tapissées de minuscules points lumineux, de matériaux électroniques et de terminaux en veille forment un second ciel, plus apaisé et plus clair que celui que j’aperçois à travers la large vitre de la cabine de pilotage.

Longtemps je me suis douchée de bonne heure.

Ma mère avait à peine fêté ses quarante ans quand j’ai quitté la maison pour filer vers le cosmos. J’ai laissé sans regret cette terre désenchantée, balafrées de guerres, de sécheresses et de pointes de glaciation. L’eau était devenue une denrée rare.

Maman… Je l’entends encore, minuscule devant l’azur insondable qui écrasait notre mobil home. Elle racontait par bribes un passé que je ne pouvais me représenter. Longtemps je me suis douchée de bonne heure. Le mot douche semblait sorti d’une antiquité souriante pour l’enfant que j’étais et dont le corps n’était débarrassé de ses scories et de ses miasmes que dans un caisson balayé d’ondes.

Ma mère était de toute notre famille l’élément le plus nostalgique. Une part de son âme était restée quelque part dans son passé. Alors à 17 ans  j’ai choisi l’avenir dont le vide me semblait plus confortable et j’ai décidé d’aller voir de l’autre côté des étoiles.

Aujourd’hui, le décalage temporel qui découle de mes allées et venues spatiales fait que ma mère est sans doute morte à l’heure où j’écris ces mots. La Terre m’est devenue plus étrangère que la ceinture d’Yabella 453 que je vais rejoindre dans quelques heures.

L’écran s’est éteint, devant moi l’espace. De mon origine terrienne et des miens, je n’ai conservé que des films vieillots et des paroles qui s’insinuent dans mon sommeil et, parfois, dans mes phases d’éveil. Les âmes des miens, après s’être accrochées au passé, flottent désormais près de moi.

 

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