Tous les matins, il était là à la même heure, enveloppé dans sa gabardine. Prenait-il la même photo tous les jours ?
Elle a décidé de le suivre aussi bien par désœuvrement que par curiosité. Au début, elle n’y a consacré que peu de temps mais, de jour en jour, sa filature s’est faite plus longue. Elle finissait par s’attacher à lui, non pour son physique – très banal – mais pour autre chose qu’elle n’aurait su nommer.
Quand il s’asseyait au café des trois maillets, elle faisait de même, jusqu’au jour où il l’a rejointe à sa table.
- J’ai remarqué que vous me suiviez, lui a-t-il dit sans détour.
- C’est exact.
- Vous n’avez rien de mieux à faire ?
- Je suis au chômage.
- Je peux m’asseoir ?
Elle lui a indiqué la chaise libre en face d’elle.
Ses yeux bleus délavés étaient assortis à la couleur de sa gabardine et il fixait les siens sans retenue. Elle les a baissés pour s’arrêter sur ses mains, noueuses et tourmentées.
Elle a rompu le silence qui devenait oppressant.
- Je sais, on ne doit pas suivre les gens dans la rue, mais vous m’intriguiez. Enfin, plus maintenant.
- C’est à cause de l’appareil photo ?
- Oui.
Elle a cru remarquer une certaine inquiétude dans sa voix, mais c'était sans doute une impression, l’envie d’être surprise alors que la vie de cet homme semblait refléter une infinie monotonie.
- Les photos, c’est à cause de ma femme.
Elle a attendu qu’il poursuive.
- Ma femme aimait beaucoup cet endroit, seulement elle n’est plus là pour l’apprécier.
- Elle est partie ?
- En fait elle a disparu. Vous êtes la première à qui je le dis.
Ses yeux presque sans expression s’attardaient sur elle. Qu’attendait-il ?
- Pour être franc, c’est moi qui l’ai fait disparaître. Sa présence me minait.
Comment ce type falot pouvait-il lui raconter une chose pareille ?
- Vous plaisantez ? a-t-elle dit pour se donner une contenance.
- Non, pas du tout. C’est la stricte vérité.
- Mais pourquoi vous me dites ça, je pourrais tout raconter à la police ?
Il a souri et son visage était presque doux.
- Je pense que vous aussi vous avez une forme de folie.
- Moi ? Et elle tremblait tellement elle trouvait son affirmation injuste.
- Oui, vous ! Voilà quinze jours que vous me suivez, comme si vous aviez deviné que chez vous, il y a en germe ce qui est en moi.
Elle a voulu se lever, mais l’homme lui a intimé de s’asseoir.
- Arrêtez vos enfantillages ! Je vois bien que vous avez quelque chose à vous reprocher.
- Mais d’où vous sortez ça ?
- Je vous l’ai dit, je suis fou, je n’ai pas peur de le dire, moi. Alors ?
Elle s'est noyée dans l’étendue bleue de ses yeux délavés puis elle s'est ressaisie.
- Vous avez raison, moi aussi.
- Vous aussi, quoi ?
- Moi aussi j’ai fait disparaître quelqu’un, il y a longtemps.
- Qui ?
Allait-elle le lui dire ou allait-elle botter en touche, comme toujours.
- Je peux vous faire confiance ?
- Je suis une tombe.
- C’est ce que je me suis dit tout de suite en vous voyant.
Il n’a pas eu l’air surpris par ses propos.
- Moi aussi j’ai fait disparaître quelqu’un, il y a longtemps : ma soeur !
L’homme n’a pu cacher sa surprise.
- C’est bizarre. Je ne pensais pas que vous étiez allée jusque-là.
- Comment ça ?
- J’aurais imaginé autre chose, mais bon, on se trompe parfois, on ne peut pas avoir « bon » à tous les coups.
- Elle me pourrissait la vie.
- Surtout ne m’expliquez rien. Vous avez vos raisons, j’ai les miennes. Nos solutions étaient radicales mais nous devons vivre avec.
Ce type lui semblait maintenant beaucoup moins banal qu’au départ. Il cachait bien son jeu. Elle lui a demandé.
- Et maintenant, que fait-on ?
- Eh bien, on pourrait se voir une fois par mois, ici, et parler de banalités, comme si de rien n'était.
Il a insisté pour payer les consommations et ils se sont donné rendez-vous un mois plus tard, au même endroit, mais l’un comme l’autre savaient pertinemment qu’ils ne se reverraient plus.
PS : merci à Sylvie Farges de m’avoir prêté cette photo.