Suite de notre Duo de mars avec Caro du blog les heures de coton. Voici mon texte :
Peau d’âme
Dès leur première rencontre, elle l’avait appelée Peau d’âme, en souvenir de ce conte qui l’avait bercée dans son enfance. Mais d’où venait Peau d’âme ? Nul ne le savait et elle, peut-être encore moins que les autres.
Peau d’âme disait l’aimer et adorait creuser en elle des tunnels d’émotions qui la laissaient exsangue ; mais jusqu’où irait-elle ?
Elle savait qu’un jour il faudrait lui fausser compagnie pour toujours mais comment ? Peau d’âme ne la quittait jamais des yeux.
C’est dans ce train qui l’emmenait vers le Sud, pour l’une de ces cousinades où la futilité des conversations n’aurait d’égal que l’absence d’authenticité des liens, qu’elle sut que le moment était venu.
Le train roulait en rase campagne. Elle écoutait les gymnopédies de Satie et se repassait en boucle son arbre généalogique pour ne pas faire d'erreurs - les noms, les prénoms, les degrés de parenté - quand une impulsion soudaine l’avait poussée à se lever de son siège et à hurler en pointant un doigt accusateur dans le vide : Ça suffit, tu n’auras pas ma peau ! Jamais, je te le dis, jamais ! Plutôt te tuer !
Les voyageurs, médusés, avait tourné la tête vers elle et quand elle s’était rassise, chacun s’était replié sur son île comme si de rien n’était, sauf un homme. Il lui avait donné son nom – M. Jung – et il s’était assis à ses côtés sans aucune autre forme de cérémonie. Son costume sombre tranchait avec ses yeux gris-bleus et son sourire lumineux.
Après un silence, il lui avait demandé avec un fort accent allemand.
- Mademoiselle, je peux savoir qui veut votre peau ?
- Peau d’âme, avait-elle répondu.
- Ah, elle est retorse ! Il vous sera difficile de vous en défaire ! Et la tuer, je ne vous le conseille pas.
- Pourquoi ?
- Tuer ne résout rien, croyez-moi. J’ai moi aussi connu une Peau d’âme retorse il y a cent ans, et elle a bien failli me voler mon âme alors qu’elle disait m’aimer.
- Cent ans ? Vous en êtes sûr ?
- Aussi sûr que je m’appelle M. Jung. Je me souviens d’elle comme si c’était hier. En tout cas, je peux vous dire qu’à partir du moment où j’ai changé d’attitude avec elle, elle aussi a changé, parce que voyez-vous, ces Peaux d’âmes sont très sensibles. Seule l’empathie les dépouille de leur sauvagerie. Tenez, prenez ma carte au cas où.
On annonçait l’entrée en gare d’Avignon. Il se leva, prit sa valise et descendit. Etait-ce un illusionniste ou un illuminé ?
Une fois sur le quai, il se tourna vers elle et lui fit un signe amical de la main auquel elle répondit. Elle pensa qu’il se tenait bien droit pour un plus que centenaire.
Après le départ du train, elle lut sa carte de visite et ne put s’empêcher de sourire :
M. C.G. Jung, éveilleur d’âme.
« Si vous voulez devenir ce que vous êtes », prenez rendez-vous au numéro suivant :
10 20 30 40 50 et plus, si affinités…
PS : photo prise à Rouen