Voici notre nouveau duo avec Caro, du blog " les heures de coton ". Cette fois-ci nous nous sommes confinées de longs jours avec les deux citations suivantes :
« Moi, quand je n’ai rien à dire, je veux qu’on le sache » (Raymond Devos)
« N’importe qui peut assassiner, c’est une question de circonstances » (Patricia Highsmith)
Voici le texte de Caro, en ce samedi de confinement :
Au Chat qui penche
Je sirotais tranquillement ma pinte de Maredsous quand Bernard, juché sur son tabouret habituel, me souffla : « Moi, quand je n’ai rien à dire, je veux qu’on le sache ». Il rajouta : « C’est du bon, du Devos. » Je souris et levais ma chope. J’aimais bien Bernard. Il cachait sous sa face rubiconde une foule de citations et d’expressions qui ressuscitaient Alphonse Allais, Rabelais et Frédéric Dard. Distillés à bon escient, ces mots savoureux n’en étaient que meilleurs et ajoutaient au charme flamand de l’estaminet du Chat qui penche.
C’est après avoir dégusté la moitié de ma binouse que je me suis demandé pourquoi Bernard avait fait cette remarque. Il n’était généralement pas causant. Les habitués ne devenaient bruyants qu’à la fin des matchs retransmis sur le grand écran du bistrot, sacro-saint moment qui appelait les commentaires avertis des supporters : « Arbitre de mes deux. » « Ce petit con de Verr… » et évidemment des analyses techniques qui n’avaient rien à envier celles de Pierre Ménès. Parfois, rarement, une question d’actualité suscitait un débat houleux que calmait alors une tournée générale offerte par Dédé, le taulier. Le nez dans leurs mousses, les habitués redevenaient doux comme des agneaux.
Bref outre sa déco chaleureuse, la qualité de ses bières, sa proximité, j’aimais ce rade pour la discrétion de sa clientèle qui me laissait flotter confortablement dans mon vague-à l’âme de fin de journée. Ou de début de soirée.
Je retournais toujours dans ma tête les mots de Devos quand je les vis. Ou plutôt quand ils se firent entendre. Je devais être sacrément ailleurs pour ne pas avoir remarqué cette tribu de bobos friqués qui vociféraient au bout du comptoir. Ils avaient dû renifler l’endroit comme un possible repaire branché et s’étaient passé l’adresse, ces charognards. Ils avaient traîné jusqu’ici leur Lauboutin, leurs Weston et leurs fringues achetées lors de la dernière fashion week. Je tendis l’oreille, ça causait de Césars, de différencier l’homme de l’artiste, de ces foutues féministes et de ce monde qui partait en vrille. Je soupirai. Une discussion de comptoir drapée de sapes Gucci est toujours une discussion de comptoir. Je reconnaissais maintenant certains de ces people. Chacun de leur cachet et les indemnités d’intermittents planqués qui suivaient devaient dépasser ce que les habitués du Chat qui penche touchaient en un an, moi comprise. Je constatais également que le talent de jouer pouvait être assorti à une unique pauvre paire de neurones. La connerie humaine n’a pas plus d’habit qu’un moine et, présentement, elle voulait à toute force qu’on lui serve du champagne et non une Gueuze. Au Chat qui penche. Le mauvais goût n’a jamais de limite.
Je commandais une seconde pinte pour moi et une énième pour Bernard. Je levais mon verre pour trinquer avec lui en repensant à cette citation que j’avais souligné au hasard de mes lectures. « N’importe qui peut assassiner, c’est une question de circonstances. » Je la répétais à Bernard qui cligna de l’œil. Le bon mot ferait le tour du bistrot d’ici la fermeture, j’en étais certaine.
Je n’ai pas encore fermé mes volets. L’estaminet du Chat qui penche est fermé depuis un mois. Et Bernard, Dédé, moi, et les autres, sommes confinés quelque part dans la ville. Je n’avais pas même eu le temps de trouver un moyen de nous défaire de la bande clinquante et arrogante qui avait envahi notre repaire, ni quiconque parmi nous d’ailleurs. Un virus venu de Chine avait changé notre donne quotidienne. L’ordre de confinement accompagné de la fermeture de tout bistrot de France et de Navarre était tombé comme un couperet. Là, accoudée à la fenêtre, j’entends les oiseaux qui vocalisent comme des fous avant que la nuit ne les fasse taire. Ma Maredsous est un peu solitaire, et je la préfère pression. Je ne sais pas quand je retournerai en boire une chez Dédé. Je sais juste qu’elle aura un goût inoubliable. Et qui sait si le virus, s’il traînait dans le coin ce soir-là, n’avait pas eu comme nous le goût des citations bien placées et si, contrairement à nous, il avait eu le temps de réfléchir