- Il m’a dit que vous aviez dit que j’étais quelqu’un de peu fiable, voilà ! Maintenant je voudrais savoir si vous avez vraiment dit ça ?
Il l’écoutait en essayant d’avoir l’air de la prendre au sérieux. C’était la troisième fois cette semaine qu’elle lui faisait sa crise de paranoïa et il en avait marre. On l’avait déjà prévenu “ Si tu n’y mets pas un terme tout de suite, elle sera dans ton bureau tous les jours. Elle est folle à lier ! ” Maintenant elle était en face de lui, la bouche tremblante, l’air pathétique, la larme au coin de l’œil et il devait trouver quoi lui dire pour désamorcer le harcèlement quotidien qui menaçait de s’installer.
- Ecoutez Madame Durand, si on écoutait tout ce que disent les gens, on ne vivrait plus. Les rumeurs circulent vite, surtout dans une entreprise alors notre, c’est rôle d’y couper court et non de favoriser leur circulation.
- Mais il m’a dit que vous lui aviez dit ça, il me l’a juré ; je ne vois pas où est la rumeur !
Elle insistait. On lui avait dit qu’elle était coriace. Il ne voyait plus qu’une solution à court terme, le retrait. Après il envisagerait autre chose. Il aurait mieux fait de tenir sa langue avec cet imbécile de Masson.
- J’ai un rendez-vous très important et je dois partir Madame Durand. Nous en reparlerons plus tard si vous le voulez bien.
C’est à ce moment-là qu’elle se rua comme une folle sur la porte du bureau et la ferma à clef.
- Ah non, vous n’allez pas vous en sortir comme ça ! Les autres aussi ont essayé de me faire passer pour une folle, maintenant ça suffit !
Elle était devenue rouge écarlate et avait mis prestement la clef dans sa poche. Elle s’agitait dans tous les sens et son ton menaçant l’avait tétanisé. Il n’arrivait plus à penser et maintenant son flot de paroles le submergeait.
- J’en ai marre d’être la risée de tout le monde, marre de passer pour la folle de service, marre d’être le bouc émissaire de cette entreprise de merde, marre qu’on me tape sur la tête pour que je m’enfonce encore plus, marre qu’on ne parle que de mes défauts, marre que mes collègues me discréditent tout le temps, marre des sourires en coin sur mon passage, marre que….
Soudain les mots qu’elle criaient lui parurent de plus en plus lointains, la voix de Madame Durand était devenue un tissu qui enveloppait son cerveau, il ne tenait plus sur ses jambes qui ressemblaient à du coton, ses membres refusèrent obstinément de bouger, sa tête était comme prise dans du formol et il ne pouvait plus articuler un mot. Il revit rapidement sa femme, sa fille, son chien comme dans un film en version accéléré… puis il s’écroula sur le sol.
Affolée, madame Durand ouvrit prestement la porte du bureau et hurla un “ au secours ” rauque à plusieurs reprises, mais il était trop tard, personne ne réussit à le réveiller du sommeil cataleptique dans lequel il était plongé.