Le « Bonjour, ça va ? » appelle souvent un « oui, et toi ? » ; ça ne peut qu’aller bien, de toutes les façons, même si ça va mal ! D’ailleurs si vous allez mal et que vous le dites, vous ennuyez l’autre qui va peut-être plus mal que vous mais ne le dit pas parce que tout doit aller bien, forcément ! On n’a pas le temps pour autre chose dans ce monde qui use. Parce que le problème du « ça va ? » c’est qu’il est presque toujours dit d’un ton enjoué, alors on se met à la place de l’autre – qui pourrait être nous ! – et on n’a pas envie de le pousser dans ses retranchements, l’autre, en répondant : « Non, ça ne va pas et toi ? »
Ça y’est, j’ai réussi à la semer. Pourquoi moi ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? Pourquoi elle me persécute ? Je lui avais pourtant bien dit : on se voit, on couche et c’est tout ; pas de passé, pas d’avenir, rien que du présent ! Encore un coup d’œil dans le rétro, non, je l’ai dé-fi-ni-ti-ve-ment semée, larguée, elle a disparu. Mais qu’est-ce que je lui ai fait ? Elle se colle à moi, elle m’use, elle me mine. Pourtant on ne peut pas dire que je ne suis pas clair avec les femmes ! Je les préviens, il suffit de les prévenir, c’est pas difficile, mais cette hystérique a décidé de m’aimer malgré moi, c’est de la démence ! Encore un coup d’œil dans le rétro, non, rien à signaler, la route est déserte !
Je ne lui ai rien demandé moi, je ne leur demande jamais rien d’ailleurs, juste coucher, une fois... ou plus si affinités. Mais cette mante religieuse, avec son amour vampirique, elle me suce, elle me dévore. Si elle n’avait pas décidé de m’aimer malgré moi, je ne serais pas en train de rouler sur cette route de campagne cafardeuse. Je hais la nature. Elle me dit qu’elle ne peut pas vivre sans moi, mais moi je vis très bien sans elle et je n’ai besoin de personne pour être heureux ! Vite, le rétro, j’entends une voiture ! Ah non, juste un tracteur qui retourne son champ puant.
Elle ne comprend pas le mot Fin, la cinglée ! Fin, point barre ! Pourtant tout avait bien commencé… Sa poitrine un peu lourde, juste comme je les aime, que je pétrissais consciencieusement et il y avait du boulot… Je pétrissais, pétrissais... un geste professionnel que je ne peux pas m’empêcher de reproduire quand je sors du boulot, il faut que je pétrisse encore et toujours, le goût du travail bien fait quoi… ça me perdra ! Et puis ses deux petits tatouages miraculeux posés sur sa fesse droite que je n’avais pas encore réussis à déchiffrer…et à cause de son amour hystérique je n’y arriverai pas…je n’y arriverai pas. Elle va m’enlever ce plaisir, cette névrosée, et pourtant je touchais au but... je touchais au but...JE TOUCHAIS AU BU U U U UT… !
« Je sais exactement où vous êtes, vous ne m’entendrez pas arriver. Vous n’avez pas besoin de vous habiller, restez en pyjama, ce sera parfait. Pour quoi vous habiller alors que vous allez passer de l’autre côté ? Surtout ne me dites rien, je sais que vous avez peur, que vous voudriez peut-être même changer d’avis, mais ce n’est plus possible ! Vous avez apposé sur la feuille votre index trempé dans l’encre de votre sang et vous saviez parfaitement, au moment où cela a été fait, qu’il serait impossible de revenir en arrière. Vous allez mourir dans six heures. Voyez les choses sereinement, ne résistez pas. Plus vous résisterez, plus l’attente vous paraîtra odieuse ; n’en aviez-vous pas assez de cette comédie que vous ne pouviez plus jouer ? Vous êtes tous pareils, tristes vivants ! Vous prenez des mines effarouchées et vous finissez par avoir peur de ce que vous avez vous même librement choisi. Gardez la tête froide et souvenez-vous que pour vous la vie n’était qu’une suite de drames, une suite d’insatisfactions, une suite de remords ; c’est vous qui me l’avez dit ! Et si l’envie vous prenait à nouveau de faire le bilan, bonheurs d’un côté et malheurs de l’autre, vous verriez que vous avez pris la seule décision possible : mourir. A quoi sert de vous agripper aux parois glissantes de la vie et d’y abîmer vos mains déjà si fatiguées ? A quoi sert de vous inquiéter de ce qui viendra demain puisque demain ne sera pas meilleur qu’aujourd’hui ? A quoi sert de crier votre soif de vivre alors qu’il y a une semaine encore vous méprisiez les petits bonheurs que la vie vous apportait ? A quoi bon vouloir recommencer alors que si vous recommenciez vous feriez exactement les mêmes erreurs ? »
Allongée sur son lit, en pyjama, l’écouteur collé à l’oreille, elle entendait la voix murmurer son discours implacable, elle voulait l’interrompre ou raccrocher, mais elle ne pouvait pas. Etait-ce une vraie voix ou un enregistrement qu’on passait à tous ceux qui, comme elle, étaient dans le sas de la mort ? Elle avait envie de crier : STOP ! JE NE JOUE PLUS ! Mais elle savait qu’il était trop tard…
« Il vous reste exactement 6 heures avant mon arrivée. Je vous conseille de rester allongée ; si vous bougez, vous risquez de mourir avant terme et ne pourrez espérer bénéficier de l’offre promotionnelle qui vous a tant séduite. Ne bougez pas et attendez-moi sagement les 6 heures qui vous restent. Je sais que l’attente est douloureuse mais bientôt le mot « attente » aura perdu pour vous toute signification. »
La voix raccrocha et elle resta étendue, le visage pâle, les yeux fermés, le corps immobile, les mains sur le ventre, elle l’attendait.
Ils étaient reçus dans une salle dont les baies vitrées donnaient sur la Seine. On venait de l’appeler. Il devait se montrer à la hauteur, spontané et incisif.
- Moi, je suis scorpion ascendant névrose et vous ? Attaqua la femme, d’entrée. - Moi lion, sans ascendant particulier, s’entendit-il répondre. - Trop mou, ça ne peut pas marcher, désolée. Au suivant !
Il partit tête basse ; encore un rôle qui lui passait sous le nez. La femme consulta la liste et appela le nom suivant. Elle espérait qu’avant la fin de l’après-midi, elle aurait trouvé l’homme qu’elle cherchait pour le rôle de " l'amant ".
Elle marche lentement, les bras
le long du corps, deux membres devenus presque inutiles qui pendent
lamentablement alors que, penchée en avant, elle avance à petits pas, sans
vraiment savoir où elle va ni ce qu’elle fait. Elle est déjà dans un autre
monde, un monde d’où elle émerge parfois, petits moments de lucidité qui ne
durent que l’espace d’un instant de révolte sur cet avenir qui n’est plus le
sien. Dans son sillage, les autres pleurent sur un état qui ne sera plus, sur
une femme qui disparait petit à petit dans la brume, solitaire, sans partage,
sans possibilité de retour sous un ciel clair et limpide. Sur son visage,
aucune larme, sur ceux des autres, des torrents !
Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle faisait, assise sur les marches du palais de justice, trempée des pluies de printemps, elle m’a répondu « J’attends l’homme ! ». Je n’ai pu m’empêcher de lui dire bêtement.
- De quel homme tu parles ? - J’attends l’homme, et tant que je ne l’aurai pas trouvé, je ne partirai pas d’ici ! Fit-elle en se levant et en se campant devant moi. Sa réponse et sa posture n’admettaient aucune réplique.
A vrai dire, je la connaissais mal, c’était une collègue que je croisais de temps à autre dans les couloirs du lycée. Nos relations se limitaient à un bonjour, quelques brèves considérations sur les élèves et un au revoir. J’avais bien entendu quelques rumeurs à son sujet, mais rien de grave.
- Ne me dis pas que tu ne l’attends pas, toi ? Reprit-elle avec détermination. - Mais pourquoi j’attendrai « l’homme », il existe ?
A ce moment là, elle m’a regardée d’une façon bizarre et j’ai compris qu’elle n’était pas dans son état normal. J’aurais pu la rassurer, lui dire que moi aussi je l’avais longtemps attendu mais que j’avais baissé les bras, ou qu’il fallait être patiente ou que… mais je n’ai jamais su mentir ! La pluie lui avait plaqué ses mèches blondes sur le front et je n’avais même pas eu le réflexe de lui offrir un abri sous mon parapluie. Quand j’ai voulu le faire, elle a refusé tout net.
- Je ne me mets pas sous le même parapluie qu’une femme qui met en doute l’existence de l’Homme ! J’ai essayé de rattraper ma réplique malheureuse, mais je me suis enfoncée misérablement. - Enfin Myriam, je voulais juste te dire qu’il y avait des hommes et pas l’homme ! L’Homme avec un grand H n’existe pas, tout comme la Femme avec un grand F, d’ailleurs !
A ce moment précis, elle m’a tourné le dos et elle s’est adressée au premier passant venu – un homme grand et mince. Je l’ai entendue demander « Etes-vous l’homme ? » ; je ne sais pas ce qu’il lui a répondu, mais toujours est-il qu’elle a glissé son bras sous le sien et qu’elle est partie sous son parapluie, sans même m’adresser un regard. Je me souviens encore du parapluie de cet homme, il semblait clignoter, parsemé de petites lumières bleues, phosphorescentes... Depuis, je n’ai plus jamais revu Myriam, ni au lycée, ni ailleurs.
- Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit la dernière fois que je vous ai vue ? Qu'elle m'avait quitté, qu'elle avait tout pris avec elle, même la vaisselle, qu’elle avait dit du mal de moi à tout le monde, qu'elle avait même dit que j’étais violent avec les enfants…
Son monologue se déroulait, implacable, et tissait autour d'elle une toile de somnolence. Parfois, elle se pinçait, de peur de s'endormir. A un moment elle s’assoupit, juste quelques secondes, mais elle était sûre qu'il l'avait remarqué. Elle s’en voulait ! Elle se ressaisit, se pinça une nouvelle fois pour être sûre de ne pas s’endormir et, pour se sauver de la nuit où il l’enfonçait, elle lui dit : " Et à part ça ? "…
Il était arrivé tout essoufflé
après avoir monté les quatre étages sans ascenseur au pas de course tout
heureux de la retrouver pour cette soirée anniversaire. Un beau paquet sous le
bras, au ruban rouge écarlate, il rajusta sa cravate et appuya sur la sonnette.
Quand elle ouvrit, il remarqua tout de suite qu’elle aussi avait pris un soin
particulier à sa toilette. Sa robe noire toute simple au décolleté en V mettait
ses seins en valeur, ses cheveux relevés affinaient encore plus son cou
gracieux et une touche de rouge à lèvres donnait envie de goûter à ses lèvres
ce qu’il ne manqua pas de faire sur le palier.
Elle avait préparé un repas
romantique, table bien mise, bougies et chandelles et vin blanc au frais. Elle
l’invita à s’assoir et alla déboucher le vin. Son paquet sur les genoux, il
attendit qu’elle revienne pour le lui tendre en lui souhaitant bon
anniversaire. Elle ne répondit rien mais son sourire en disait long. Elle s’assit
à côté de lui, lui offrit ses lèvres et ils eurent un long baiser tendre. Elle défit
ensuite le ruban, souleva le couvercle de la boite en carton, puis le papier de
soie pour découvrir un ravissant soutien-gorge en fine dentelle noire rehaussé
de broderies en or, slip assorti. Son sourire s’éteint et c’est d’un regard dur
qu’elle regarda son amant.
- C’est du « Tiumpfff » !
- Euh ! oui, je crois, en
fait j’ai demandé à la vendeuse des conseils…
- Tu connais mes
convictions ?
Il émit un petit rire.
- Ma chérie, tu en as tellement
sur tout ou presque…
- Justement, si tu me connais si
bien, tu sais que je milite pour la campagne « Clean Clothes *» et que
je n’achète que des habits produits dans la dignité. Comment peux-tu imaginer
que je vais porter ces sous-vêtements alors que je sais que cette marque
exploite ses ouvriers de façon abominable ?
Il soupira en haussant les épaules.
- Si on ne doit porter que ce qui est fabriqué dans des conditions
justes, on va bientôt se retrouver à poil, ce qui ne serait pas pour me
déplaire note ! Excuse-moi mais je n’y ai pas pensé, c’est notre
anniversaire, notre première rencontre, tu te souviens, il y a juste un an…
- Oui, juste un an, tu militais avec moi et j’avais
l’impression qu’on avait les mêmes idées.
Elle replia le papier de soie, remit le couvercle en place
et lui tendit la boite.
- Tiens, je n’en veux pas !
Il resta un moment sans parler alors qu’elle se levait et
allait se poster devant la fenêtre.
- Tu ne peux pas vivre en ne consommant que du « politiquement
et socialement correct », ouvre les yeux, regarde autour de toi, tout ne
peut être équitable !
- Tout non, mais le maximum oui ! Si tout le monde agit
comme toi, on ne va jamais s’en sortir. Quand on a un idéal, on le tient
jusqu’au bout et à la première occasion venue, on ne lui tourne pas le dos sous
prétexte que c’est joli !
- Donc, si je comprends le message, tu ne veux pas de mon
cadeau ?
Elle ne répondit rien mais c’était assez clair. Il avait
l’air si pitoyable qu’après un court instant d’hésitation elle s’avança, se
pencha vers lui et murmura.
- Non, je n’en veux pas de ton cadeau mais aussi quelle idée
de m’offrir des dessous chics ? Tu sais bien que ce n’est pas mon style et
il faut vraiment tout te dire : mon plus beau cadeau, c’est toi !
« Je sais tout », c’est le message qu’il m’avait envoyé la veille. Il fallait que je me rende à l’évidence, elle lui avait tout dit ! Comment pouvais-je avoir été assez sotte pour imaginer qu’elle ne le ferait pas ? Maintenant il savait que moi, sa maîtresse, j’avais couché avec sa femme. Il me téléphonait sans doute parce qu’il portait sa virilité en écharpe et qu’il attendait de moi des paroles consolantes. A vrai dire, je n’avais qu’une envie : lui dire merde.
Comment en était-on arrivé là ? Je crois que sa femme – il la disait machiavélique - avait choisi le chemin le plus court pour le crucifier : moi ! J’aurais pu ne pas lui céder, mais quand elle est arrivée chez moi, telle une geisha, la bouche écarlate et les dents carnassières, je n’ai pu résister à l’attrait du fruit défendu et aux saveurs de la chair. Je n’ai pas été déçue. Avec elle, la sexualité s’érigeait en Art. Rien à voir avec son mari, aussi prévisible qu’un horaire SNCF ! J’ai eu le malheur de lui dire, sous le sceau du secret, mais pour elle l’occasion était trop belle. Comment une femme peut-elle s’empêcher de répéter à son mari que sa maîtresse le trouve fade et routinier ?
Deux mois ont passé depuis ce fameux message sur mon portable. Maintenant, je suis la maîtresse officielle de la femme de mon ancien amant. Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à elle et à la pulpe rouge de son sexe juteux. Si elle me quittait, je ne sentirais plus sa bouche qui déguste à petite lampée gourmande le creux de mon brûlant pistil. Si elle me quittait, je mourrais.
Seulement hier, elle m’a fait peur : elle m’a demandé de l’aider à tuer son mari ; le ver est dans le fruit…