Duo
Une rentrée en duo, avec caro-carito du blog les heures de coton. Nos textes se croisent : son texte est sur Presquevoix, quant au mien, il est sur son blog.
La consigne était la suivante : Une musique de John cage « Dream » et cette citation extraite « des mots » de Jean Paul Sartre : « J’étais un enfant, un monstre qu’ils fabriquaient avec leurs regrets »
L’héritage
Ma mère m’a quitté juste avant mon cinquième anniversaire. J’avais été jusque-là un enfant. J’allais devenir un monstre qu’ils allaient fabriquer avec leurs regrets, mais je ne le savais pas encore.
Je suis devenu quelqu’un. Estampillé, diplômé, inséré. Propre sur lui, poli, lisse. Pas un cheveu ne dépassait de ma tête, pas plus qu’une idée d’ailleurs. Quelqu’un de fréquentable, de fréquenté et de rassurant, quelqu’un qui avait réussi, répondant, dépassant leurs secrètes espérances. Marié, enfants, maisons, vacances salutaires en bord de mer. Je leur dissimulais l’envers de leur rêve, ma part d’ombre soigneusement soustraite à leurs regards.
J’ai assisté à ma première séance d’hypnose par hasard. Une lubie dans laquelle un ami qui déraillait m’a entraîné. La déferlante d’émotions qui jaillit m’asphyxia littéralement. Je rentrai chez moi, abasourdi. Le sommeil me devint étranger. Je retournai à l’adresse que j’avais notée sur mon agenda. Je sortis de la séance dans le même état de choc que la fois précédente.
Je les revoyais, eux tous, eux trois. Mon père, ses regrets de ne pas avoir pu su réussir, d’avoir été quitté, trompé par sa première femme. D’être laid ; plus, de se savoir médiocre. Ma belle-mère, de s’être jeté au cou de mon père par compassion, par pitié, par solitude et s’être rendu compte très vite, qu’on ne se déprend jamais de sa solitude. Regrets conjoints que je ne sois pas parti avec l’absente. Regrets que, malgré ma réussite, je n’ai pas éclaboussé d’un destin exceptionnel leurs existences minables. Tout ce que j’avais si bien raté pendant mes quinze ans avec eux. Tout ce qu’ils avaient laissé sous silence. Quant à ma mère, ma vraie mère, les seuls mots d’elle me parvinrent pour mes 18 ans sous forme d’une lettre sans adresse. Des mots bouffis de remords, imprégnés de bons sentiments, gonflés d’absence.
J’ai envoyé tout valdingué, démarré l’hypnose, laissé entrer le présent. Devenu thérapeute, j’ai tenu à distance la nostalgie qui rend la vie pâteuse et enchaîne si bien actes et pensées. Je crois avoir divorcé à ce passage-là de ma vie, sans plus de déception que n’éprouvent ceux qui savent leurs gestes entrecoupés d’erreurs.
A posteriori, je n’attribue plus ce bouleversement à cette première séance hypnotique. Il m’a fallu attendre de décrocher mon téléphone pour prendre à nouveau rendez-vous et entendre la musique d’attente qui retentit pendant de longues minutes. Dream de John Cage que ma mère avait écouté en boucle avant de s’enfuir et dont, plus tard, l’écho adoucirait mes nuits orphelines. Cette musique dont j’avais perdu le nom. Ce jour-là, quand j’osais demander à M. Erik P, thérapeute, qui en était le compositeur, je sus qu’il me fallait agir.
Depuis, j’ai endormi le monstre, tenu en joue les fantômes amers. Les yeux ouverts, j’ai emboité le pas au rêve.
Caro Mennesson