La douleur
Marie claqua la porte de la maison et partit dans la nuit, emportant les derniers mots qu’elle venait de lui crier. Le vent, la pluie, peu lui importait, il fallait aller ailleurs. Elle poussa la porte du café de la gare, s’installa à une table au fond de la salle. Le garçon ne tarda pas à arriver.
– Un martini rouge s’il vous plaît.
Il lui sembla qu’on la fixait mais elle l’oublia aussitôt. Quand le garçon lui apporta son verre et qu’elle en avala la première gorgée, elle put enfin regarder autour d’elle. Un café banal au comptoir sombre et des clients qui avalaient des gorgées de liquides brûlants qui pansaient des vies qu’elle imaginait désespérées, comme la sienne.
– Vous êtes seule ?
Elle leva la tête vers l’homme qui lui parlait.
– Oui.
– Je peux m’asseoir ?
– Si vous voulez, mais je n’ai pas envie de parler.
– On n’a pas besoin de parler.
L’homme resta un bon moment à l’observer, retournant dans ses mains un petit objet qui semblait lui tenir à cœur.
– Vous voulez un autre verre ?
– Oui, la même chose.
Il appela le garçon pour passer commande. Elle hésita et ajouta.
– C’est une amulette ?
– Vous pouvez l’appeler comme ça, c’est mon porte-bonheur. Je l’ai toujours sur moi.
– Moi je n’ai plus de bonheur à porter. Je m’appelle Marie.
– Moi c'est Michel. Je suis de passage, pour le travail, crut-il devoir ajouter.
– Vous passeriez la nuit avec moi ?
L’homme ne répondit rien mais s’absorba dans la contemplation de son porte-bonheur. Elle continua.
– Je ne veux pas rentrer chez moi et je ne veux pas dormir seule. Ma fille est morte.
Elle se cacha les yeux et mit la tête dans ses mains. Il lui posa doucement la main sur l'épaule.
– J’ai une chambre d’hôtel pas loin.
Ils quittèrent le café main dans la main. Elle n’était jamais partie avec un inconnu. Les frissons des rencontres de hasard ne l’avaient jamais tentée. Devant l’hôtel du Nord elle eut un instant de recul. Elle le suivit dans l’escalier à la moquette grise mais elle regrettait de l’avoir séduit par pitié. Une fois dans la chambre Marie s’assit sur le lit et commença à se déshabiller machinalement.
– C’est la première fois… avec un inconnu.
Il n’osait pas la questionner. Il regardait par la fenêtre, de peur de la gêner.
– Elle est morte il y a deux mois, un accident, elle allait avoir neuf ans. Elle rentrait de l’école comme d’habitude et elle a été fauchée par une voiture. Un accident, c’est ce qu’on m’a dit. On n’y peut rien, c’est comme ça. Une voiture fauche votre fille, elle disparaît mais la vie continue. Je n’en peux plus. Il ne comprend pas. Il ne voit pas que je n’en peux plus. Je crève à petit feu. Il faut que je me sente vivante. Tout de suite. Viens, je t’en prie, viens, j’ai besoin de sentir quelqu’un près de moi, ça fait deux mois que je suis morte. Il faut que tu me sauves !
Michel hésita un instant, puis il la rejoignit.
– Déshabille-toi et allonge-toi, j’ai besoin de sentir un corps vivant près de moi. Je veux que la mort me quitte. Elle est tout près de moi, je la sens. Si je m’écoutais, je lui tendrais la main pour lui dire de me prendre. Viens, toi tu peux la faire partir !
Il se déshabilla sans parler. Il eut pour elle des gestes tendres qu’il n’avait jamais eus. Il lui murmura « Marie » en lui caressant ses cheveux et enroula son corps autour du sien. Ils restèrent ainsi sans bouger de longues minutes, les jambes de Michel étaient ses jambes, les bras de Michel étaient les siens. L’espace d’un instant elle oublia sa fille puis le souvenir revint.
– Aime-moi, tout de suite, je sens la mort qui arrive !
Quand Michel se réveilla au petit matin, Marie avait disparu. Il ne restait qu’une odeur de parfum de femme qui flottait dans l’air confiné de la chambre. La fenêtre laissait filtrer la lumière du jour et le ciel colorait déjà la chambre. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé mais il vit le mot sur la table de nuit : « Merci de ce que tu m’as donné. Marie ».