- Je me demande comment on peut avoir envie de faire du kayak ! a constaté mon mari en regardant par la fenêtre le voisin qui fixait son kayak sur le toit de sa voiture. Moi, ça me ferait bien chier ! Je ne lui ai rien dit, jusqu’à ce qu’il me pose la question suivante. - T’aurais envie de faire du kayak, toi ? - Oui, mais pas avec toi ! - Ah bon, pourquoi ? Je n’ai pas jugé utile de lui répondre. Je préfère le laisser mariner. Ça lui fait du bien.
Chaque jour elle déposait un mot – ou deux - dans sa poubelle ; les mots des lettres qu’il lui avait envoyées et qu’elle dépiautait consciencieusement. En désossant ses phrases, elle désossait son souvenir. Comme il ne lui avait écrit que 4 courtes lettres, elle en aurait assez vite fini avec lui. Le précédent, par contre, il lui avait fallu douze longs mois pour le faire mourir, c’était un amoureux des mots. Il l’avait aimée un mois, à raison d’une lettre tous les deux jours, et pas n’importe quelles lettres, des lettres longues et romantiques qu’elle avait eu le tort de croire. Quant à l’avant avant dernier - un rustre - la seule missive qu’il lui avait écrite, c’était ces trois phrases griffonnées à la hâte sur une enveloppe : « Marre de ta névrose. Je pars. Tout est fini entre nous. ». Elle l’avait achevé en une semaine.
La vie c’est comme une dent d’abord on y a pas pensé on s’est contenté de mâcher et puis ça se gâte soudain…
disait Boris Vian. Il y a des jours où l'on ne veut plus rien mâcher, juste remâcher ; il y a des jours pour cultiver sa tristesse au jardin des névroses ; il y a des jours pour disparaître dans sa maison d’hiver…
Elle lui demande de répéter ce qu'il vient de dire et il s'exécute de mauvaise grâce. A la fin de sa phrase, il ne peut s'empêcher d'ajouter. - Tu devrais vraiment songer à t'appareiller ! Elle se contente de lui répondre tranquillement qu'étant donné le peu d'intérêt de ce que les gens lui disent, elle ne juge pas utile de "s'emmerder" avec une prothèse auditive. Il hoche la tête, résigné, et continue de regarder la télé.
J'étais si petit que je me distingue à peine*. Je suis loin sur cette route qui n’en finit pas de me mener nulle part. Comment tuer le gouffre de la nuit ? Je crie, je dévale la pente et je brandis mon poignard qui ne fait plus peur à personne. La brume accroche aux arbres des filaments d’absence et mes mains maladroites transpirent leur peur sur le manche incrusté. Je voudrais m'arrêter, mais tout me condamne à avancer, encore et toujours... Je ne me réveillerai donc jamais ?
Elle me dit d'une voix tranchante. - Non, je t'interdis de lui faire remarquer que je me suis fait couper les cheveux ! Un peu étonnée, je lui en demandais la raison. Elle me répondit agacée qu'il devrait le découvrir tout seul. - Mais pourquoi ? Ai-je insisté. Elle rétorqua. - Pour que je sache à quel point il ne me regarde pas !
Hier, mon mari se plaignait de ses poils. Il paraît qu’avec l’âge, on constate la grande migration des poils, mais oui, je ne plaisante pas, c’est lui qui me l’a dit, il sait de quoi il parle. Ces ingrats de poils migrent du crâne vers les oreilles, les narines, le ventre, le nombril… enfin vers tous les endroits indésirables alors que le crâne, lui, se trouve bien esseulé sans ses compagnons habituels qui ne le protègent plus ni des aléas climatiques, ni du regard moqueur des autres hommes…
J’ignorais que c’était aussi dur d’être un homme !
N’avez-vous jamais eu peur que l’on devine le cours de vos pensées ? Imaginez si des bulles s’affichaient au-dessus de votre tête lorsque vous parlez à quelqu’un ? Des bulles qui dévoileraient le fond de votre pensée. De quoi mettre le monde à feu et à sang ! Parfois, les horribles sécrétions de mon cerveau me font froid dans le dos et je crains, qu’un jour, elles ne sautent par-dessus la barrière des convenances. Par exemple hier, je suis sortie de chez moi en même temps que ma voisine de gauche. Je l’aime bien ma voisine de gauche, mais si elle me parle trop longtemps, l’agacement me gagne. Hélas, hier, j’ai eu droit à 15 longues minutes de perles de lieux communs, enfilées consciencieusement, sur la politique, les étrangers, les hommes, les femmes et les enfants. Si ma voisine avait pu lire une seule de mes pensées, je crois qu’à l’heure actuelle, elle me détesterait cordialement. Bienheureuse politesse qui donne aux apparences le masque de la « vérité »…
Je la prends par la main et je la
guide. Elle me suit docilement, confiante et nous nous faufilons parmi la foule
du marché de ce samedi matin. Je m’arrête à un stand, je lui demande ce qu’elle
préfère, la petite salade à tondre ou la doucette, elle hausse les épaules sans
répondre ne sachant que choisir. Le choix, c’est dur à assumer parfois. Alors
que la maraichère me sert, je vois sa main tremblante se faufiler parmi les
cageots et saisir un radis solitaire qu’elle se met à déguster avec plaisir,
comme une gamine qui aurait chipé le fruit défendu. J’empile mes légumes dans
mon panier qu’elle saisit, toute contente de m’aider, d’être encore utile. Nous
reprenons notre marche, sa main droite accrochée au panier, sa gauche glissée dans
la mienne. Il y a un peu moins d’un demi-siècle, c’était moi qui tenais
fermement sa main de peur de me perdre et c’était elle qui me guidait.
Aujourd’hui, les rôles sont inversés.
Je retrouve, en ces moments où
son cerveau se vide de toute l’accumulation d’une vie, un sourire d’enfant et
des yeux pétillants de malice. L’enfance d’un autre temps émerge, loin de tous
soucis et de toutes préoccupations…du moins c’est ce que j’imagine. Pourtant,
parfois, au fond de ses yeux, une petite lueur vacillante tente de survivre aux
ténèbres qui l’encerclent. Cette nuit qui s’annonce lui fait peur et elle
cherche à la camoufler par un humour qui me fait rire et espérer que tout n’est
pas perdu car moi aussi, j’ai une crainte qui fleurit en moi.
- Non ! A chaque fois il lui opposait un non, pas avec elle, jamais avec elle ! Pourtant, avec les autres il ne se gênait pas. Il fallait voir comme il les entreprenait, les serrait, les pressait même. Il leur parlait souvent au creux de l’oreille, à croire qu’il aurait voulu… Mais avec elle, non, jamais ; avec toutes, sauf elle. Quand elle le lui reprochait, il lui disait juste qu’il ne l’avait pas épousée pour aller au bal ; et aussitôt, il en invitait une autre et leurs corps s’éloignaient dans une valse folle…