L’atrabilaire
Il disait toujours « J’ai pas de bol ». Sa femme souriait – c’était devenu un tic chez elle – et répondait immanquablement : « Je te plains ! »
Le problème c’est qu’à force d’être plaint, il ne plaignait plus personne. Elle aurait dû s’en douter dès le départ car, le premier jour de leur rencontre, il avait dit : « J’ai pas de bol ». D’ailleurs pourquoi l’avait-il dit ? Oui, elle s’en souvenait - pourtant c’était il y a des siècles et des siècles -, c’était parce qu’il avait reçu une amende pour excès de vitesse.
La vitesse, il adorait ça. En voiture, surtout, pas dans d’autres domaines, mais ça, au début, elle ne le savait pas. Elle aurait aimé qu’ils voyagent loin, mais le loin ne l’intéressait pas, il préférait le rien. Un jour, alors qu’elle lui avait parlé de son désir d’aller au Pérou, il lui avait même répondu, renfrogné.
- Moi, je préfère le rien au loin. Et je mets un écrou sur le Pérou. Pourquoi pas Tahiti aussi ?
Elle s’était donc résignée au rien plutôt que de voyager loin. Et, à force de se résigner, elle avait failli tomber dans l’abîme. Seul le rire l’avait sauvée et maintenant, quand elle voulait sortir et qu’il lui répondait, acariâtre.
- Sortir, pourquoi ? Ne me dis pas que tu vas encore sortir ?
Elle ne manquait pas de lui répondre en souriant, prudente.
- Je suis une fille de l’air, moi. Ouvrir ses poumons et son esprit ne fait de mal à personne, non ?
- Ah, parce que tu penses maintenant ? Eh bien moi, je pense tout en collectionnant les riens du quotidien, et je peux te dire que ça demande beaucoup d’attention. Moi, c’est ça qui m’épanouit.
En général, après avoir écouté sa longue tirade, elle fermait la porte et partait en ville s’asseoir à la terrasse d’un café où là, au moins, les gens, s’ils cultivaient aussi le rien du quotidien, avaient la politesse de parler et de s’entendre.
PS : prochain texte, mardi.