Paul et Jean sont installés à la table de la brasserie dans laquelle ils mangent ensemble trois fois par semaine.
- Comment tu vas ?
- Comme tous les jours à la même heure quand on mange ici. Et toi ?
- Plutôt bien. Tu sais que j’ai envie de me lancer dans le tourisme spatial ?
- T’es con ou quoi Paul ?
- Pourquoi tu m’insultes ?
- Encore une lubie, la dixième depuis un an, alors que tu sais que tu es vieux et que ta prochaine conquête spatiale, c’est le paradis.
La serveuse arrive et leur conversation s’arrête.
- Comme d’habitude Messieurs ?
Jean répond.
- Comme d’habitude. Et mettez- nous un côte du Rhône de la maison s’il vous plaît, ça, c’est pas comme d’habitude !
- Parfait. La commande arrive dans dix minutes messieurs, comme d’habitude.
La serveuse s’éloigne.
- T’es gonflé de me parler comme ça, Jean. Moi Je réfléchis ; j’ai des plans sur la comète.
- Tant mieux pour toi. Tu t’appelles Jef Bezos, peut-être ?
- C’est qui ?
- Le Type d’Amazon.
- Je le connais pas ce type.
- Pas grave. Eh bien moi, je vais me lancer dans les jeux radiophoniques, avec la culture qui est la mienne, je pourrai améliorer ma retraite et partir aux Antilles avant d’aller au Paradis.
- Bonne idée. Tu vois, je t’encourage moi.
- Merci. Tu es bon toi. Moi non. Quand je suis seul, je m’entraîne à être aimable. Avec moi ça marche, avec les autres, jamais. Je me demande pourquoi.
- Je ne t’en veux pas ; tu sais, « l’homme fait des plans et Dieu dispose »
- Dis-moi, tu sors ça d’où ?
- C’est pas de moi, c’est un proverbe yiddish. D’ailleurs, je sais même pas qui sait les yiddish.
La serveuse revient avec le plat pour deux.
- ¨Pas grave, c’est des gens comme toi et moi. Tiens, passe-moi de la viande s’il te plaît, et des légumes aussi. Aujourd’hui j’ai faim, plus que d’habitude. Etrange.
- Tu sais, parfois je pense à ma femme et…
- Et ?
- Eh bien, elle me manque et je me dis que les couples, ça devrait commencer par la fin, car le début dure court.
- Tiens, verse-moi du vin s’il te plaît. Eh bien moi, je me dis que plus on vieillit en couple et plus les récriminations prennent le dessus. Les femmes deviennent aigres, mais pas aigre douces.
- Question aigreur…
- Quoi question aigreur ?
- Eh bien toi tu as beaucoup d’aigreurs d’estomac, non ?
- Et alors ?
- Peut-être que ton humeur changeante, ça doit pas arranger ton estomac. Tu ne serais pas un peu du genre morose, d’ailleurs ?
- Moi j’aime bien les mots roses, mais pas avec tout le monde. Par exemple, avec ma femme, à la fin – et même dix ans après notre mariage qui a duré quarante ans - tout était noir même les mots.
- Pourquoi ?
- Bon, arrête avec tes questions, tu me fatigues. Ensuite je ne suis pas morose, je suis lucide. C’est marrant parce que ma femme aussi elle disait que j’étais morose. Toi, par contre, tu es trop optimiste.
- Moi, je suis comme je suis.
- Prévert.
- C’est qui ?
- Un poète. Il a fait un recueil qui s’appelle « Paroles ». Certes, nous aussi on dit des paroles, mais on ne les écrit pas.
- On devrait.
- Il ne vaut mieux pas, ça pourrait me filer des aigreurs d’estomac tes paroles écrites. Tiens, sers-moi un autre verre s’il te plaît. Comme on dit, quand le vin est tiré, il faut le boire.
- Tu bois trop.
- Je m’en fous, moi je bois maintenant et à l’heure de notre mort, Amen.
- Pour la mort, parle de la tienne, mais pas de la mienne s’il te plaît. Je préfère ne pas y penser tout de suite. Tiens, sers-moi un fond de verre, juste un fond, s’il te plaît.
- Tu vois, toi aussi. Bravo. Il faut être toujours ivre. Tout est là, c’est l’unique question.
- C’est de toi ?
- Non, c’est Dieu qui a dit ça, un Dieu qui s’appelle Baudelaire. Parfois je l’écoute Dieu, mais je ne lui parle pas. Peut-être que j’ai peur de ce qu’il va me dire.
- Qui sait ? Allez, à la tienne Jean, et à celle de Dieu.
- A la tienne Paul. Et si Dieu le veut, on aura peut-être encore cinq ans à vivre. 77 + 5 = 82 ans. Un bel âge pour des hommes, tu ne trouves pas ?
- Allez, à la santé de nos femmes qui sont mortes avant nous et qui pensent à nous, j’en suis sûr.
- A leur santé. Parfois, il faut savoir penser aux autres.
Soudain Jean s’écroule sur la table, la tête dans l’assiette. Paul crie.
- Jean ! Jean ! Merde, réponds Jean ! Putain, putain. Tu avais dit qu’il nous restait cinq ans à vivre ! Tu ne vas pas me laisser tout seul quand même ! AU SECOURS, A l’AIDE !
Mais Jean ne répond plus.
PS : prochain texte, mardi 22 février.