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25 avril 2020

Duo d'avril

Comme à notre habitude, avec Caro du blog  " les heures de coton ",  nous continuons le chemin des duos. Cette fois-ci, une photo que j'ai prise  dans la gare de Saint Pancras, à Londres, en mai 2018. Les sculptures sont de Paul Day.

Cette photo, bien sûr, est entrée de façon différente dans nos imaginaires. Aujourd'hui, voici le texte de Caro. Le mien sera publié lundi.

 

Duo d’avril 2020


 

 

 

20180511_112334-1

 

 à Christelle, à Patrick, deux amoureux de l'amour

 

 En tout, il faut un certain savoir vivre.

Se revoir tient du miracle. Je commande du champagne ; il faut fêter l’événement.

Il entre dans ce café où je lis un roman de Henry Miller. Cela aurait pu être une coïncidence mais qui ne sait pas que le Ralph’s est ma cantine et que je suis d’une fidélité sans faille. L’expression de son visage est indéchiffrable. Il s’assoit. Un instant, je crois qu’il va sourire ; le peut-il encore ? Nous nous fixons en vieux adversaires. A-t-il voulu croire cela de moi ? Je n’ai jamais su.

Je l’ai rencontré, il y a dix ans. Un amour feu de paille, le genre où le corps tremble et la tête suit. J’aimais ses muscles noueux de marcheur, ses sourires parcimonieux. Sa solitude aussi, qui n’encombrait que certaines de mes nuits et qui se prolongeaient par hasard au matin suivant. Lui prisait l’indépendance, disparaissait sur les routes, embarquait dans des trains cacochymes vers des contrées qu’aucun touriste de ce siècle ne désirait connaître. Il en ramenait un parfum de danger, d’inconnu et une tristesse adoucie. J’aimais m’endormir contre le battement de son cœur où coulait une vie que je ne désirai aucunement mais qui m’intriguait.

Un soir, il sonna. Je me découvris un peu agacée de cette intrusion. Je revenais d’un voyage dans le Morvan avec une classe ennuyeuse et fatigante au possible et j’avais anticipé avec reconnaissance un tête-à-tête avec moi-même. Enfin pourquoi pas ? C’était un bon amant et on ne refuse pas la tendresse lorsqu’elle frappe à votre porte. Néanmoins il m’apparut très vite qu’un trait de caractère assez commun dans les relations amoureuses pointait son visage de petite frappe… La possessivité, accompagnée de son âme damnée, la suffisance.

Qui n’a pas été jaloux pour une peccadille ? Qui n’a pas ressenti la griffure d’une parole pleine de morgue ? C’est le jeu de l’un avec l’autre, ce versant de soi peu gratifiant que nous nous découvrons et avec qui il faut composer. Pour quelque chose d’aussi véniel, on peut se pardonner. Mais quand on a peur du prochain coup, il faut savoir perdre sans y laisser sa peau. En amour, il n’y a pas de vainqueur, on ne ramasse que des souvenirs.

Nous eûmes une dernière nuit pleine d’attentions. En tout, il faut un certain savoir vivre. Malheureusement, mon amant était un homme sagace et l’intensité de son regard était le miroir de ce qu’il avait contemplé pendant ses longues quêtes. Il m’avait devinée et ne me pardonnait pas d’avoir cerné sa faiblesse. Surtout je le crains, il s’en voulait de s’être approchée d’une âme plutôt allègre et sans attaches. De lui, je n’eus plus de nouvelles. Je n’y comptai pas.

Contre toute attente, en cette fin d’après-midi paresseuse, il est devant moi. Sa belle gueule a été tailladée par les années. Je commande un Armagnac ; il en ajoute toujours un trait à sa coupe de Blanc de blanc. Mue par une émotion brutale, j’ôte ses lunettes de soleil et caresse les rides profondes qui labourent son front, strient ses pommettes et qui abîment les mots qu’il prononce à voix basse. Ses yeux s’ouvrent à moi tel un livre : toute la peine du monde semble s’y être donnée rendez-vous, des corps tourmentés s’agglutinent, la douleur croise l’indifférence et la fin. Je tremble. Soudain, à l’instant où ses lèvres qui ne connaissent plus le chemin de la vie s’emparent de ma bouche, j’aperçois dans ses prunelles assombries mon reflet qui me fait signe avant de s’effacer. Alors, légère comme un pardon d’aimer, je le laisse nous emporter.

 

 

 

Commentaires
M
L'ambivalence d' âmes plutôt "allègres et sans attaches" ... Rencontre impossible sans doute. Puissante et plus simple , celle, chaque fois, de leurs corps désirants...<br /> <br /> <br /> <br /> Un très joli texte!
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S
Oh! Quelle belle écriture !
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G
Le couple, c'est champagne, mais pas souvent, on dirait ;) <br /> <br /> La narratrice a un joli coup d'oeil sur cet homme qui n'est pas tout à fait ce qu'il croît être.<br /> <br /> Ce jour-là, elle devait lire "printemps noir", non ?<br /> <br /> Les lunettes ôtées ont été fatales, ne jamais retirer les lunettes d'un homme qui souffre, diantre, cela lui montre ses "faiblesses".<br /> <br /> J'aime beaucoup, dans la dernière phrase, ce "pardon d'aimer".<br /> <br /> Au fait, le Ralph's, je vais y aller, moi aussi, qui sait si je ne vivrai pas la même histoire que ta narratrice, ça me changera de la mienne !
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A
excellent! vraiment :-)
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D
Miller de rien, les lunettes noires peuvent cacher les rails d'un visage... :-)
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