Voici notre Duo de février avec Caro du blog les heures de coton. Voici les deux "pistes" que Caro a choisies : "Presque tous nos souvenirs sont faux." de Julian Barnes puis, cette rue des Cascades, de Yan Tiersen.
Aujourd'hui vous pouvez lire son texte, le mien sera publié jeudi 20 février.
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« Presque tous les souvenirs sont faux. » J’éprouve soudain une irrésistible envie de le gifler. Ce ton péremptoire. Avec une pointe de suffisance. Sa façon définitive d’assener ses idées et de définir le monde. Gaétan a un physique somme toute fluet, des cheveux brun-roux assez fins - un rien les ébouriffe-, une peau très blanche constellée de tâches de son. Gaétan éblouit à chaque fois son auditoire. Et l’auditoire suit. Excepté moi, qui me ratatine instinctivement, à deux encablures du buffet et du champagne.
Gaétan. Epoux de ma meilleure amie Alix depuis 28 ans. Docteur en psychologie. A la tête d’un important dispositif d’aide à l’enfance. Personnifiant le bon goût. Le bon quartier. Les trois enfants. Rester l’été à Bénodet, partir l’hiver à la montagne et parfois, les îles ou un safari. La musique, classique ou jazz, en concert intimiste ou version vinyle. La maison, grande, sans ostentation, cuisine américaine équipée de ce qu’il faut, gadgets et jeune fille au pair, anglaise ou scandinave. Les meubles modernes avec quelques trésors chinés çà et là. La lumière qui entre à flot à travers de larges baies vitrées, même en novembre. La cave, les millésimes. L’été, derrière les rosiers et les pins graciles, nous les proches, toujours bienvenus, nous laissons bercer par le murmure de la mer. Cachés par le genévrier, des marches descendent jusqu’à la plage. Une liste sans fin, sans faute. Gaétan, élégance, fric et discrétion conjugués, j’aimerais, oui, j’aimerais le gifler.
Le vin que l’on vient de me resservir est délicieux. Soudain je n’ai pas soif. Cela parle musique maintenant. Ce que j’écoute ? Moi ? « Yann Tiersen, le dernier album Portraits. Essentiellement, rue des cascades. » On me coupe. « Ah Tiersen. Amélie. Montmartre. Incroyable ce film. » Non justement pas Amélie, mais une musique qui allume vos jours, et diffuse une douceur bienvenue en ces mois si creux de l’hiver.
« Rentre chez toi ! », je m’entends hurler dans le silence de ce buffet entre amis. Retrouver la chaleur et une lumière tremblante, la musique à portée de main, pouvoir me réfugier dans le canapé et ouvrir mes albums photos, trier mes souvenirs et vérifier ces mots qui me taraudent : et si c’était vrai, si certains souvenirs étaient bien faux. Tous peut-être. Gifler Gaétan avec ses mots qui ont la délicatesse des masses de fer. Parce que je sais que ma mémoire est floue et rêveuse, que je ne désire rien tant que l’incertain et le fragile, l’assurance des autres me crucifie. 21 h 52, j’ai attrapé mon manteau, je fais un signe de la main aux groupes agglutinés ; je ne fais déjà plus partie du tableau. En sortant je m’immobilise devant un grand pêle-mêle accroché dans l’entrée. Des photos au ski, à la mer, à la montagne en été. Une communion. Ce réveillon où notre tribu d’inséparables n’était pas encore fissurée. Et ces sourires. Un souvenir faux. Paul sautait déjà sa secrétaire, Frédéric, mon ex, s’approchait de Tatiana. Emilien, l’aîné de Gaétan et Alix, derrière son sourire qui valait son pesant d’orthodontie, projetait sans doute déjà de disparaître de la vie de sa famille. L’enfant parfait était parti un 22 avril sans laisser d’adresse.
J’ai volé la photo et l’ai glissée dans mon sac. Les souvenirs, vrais ou pas. Je ne veux pas savoir. Je ne peux sans doute pas savoir ; D’ailleurs la vérité peut-elle se conjuguer au passé ?