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15 février 2019

Duo de février

 

 

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Nouveau duo du mois de février avec Caro. Cette fois-ci, j’ai choisi une photo gentiment prêtée par PastelleAujourd’hui vous pouvez lire le texte de Caro, le mien sera publié dimanche.

 

 L'illusionniste

 

Tout est prêt.

C’est simple, la salle s'est vidée des deux stagiaires, et de Leïla et de Tom. Oui, tout est prêt. Les flûtes sont alignées sur le bois brut de la salle de réception Delaunay, la petite, sans doute parce qu’il s’agit de Sonia et non de l'autre Delaunay, Robert. Les petits fours et le champagne sont au frais. Les artistes exposés relisent leurs notes ou se foutent de leurs discours. Les huiles, les pique-assiettes, les habitués, les branchouilles, les sincères s’apprêtent, avant de prendre le tram, le métro, Uber. Cela signifie que Lui se prépare à quitter définitivement ce lieu qu’il dirige de main de maître depuis quinze ans, traversant l'époque sans paraître être abîmé par les revirements politiques de l'Etat sous tous ses avatars : coups bas, médisances, trahisons. Toutes les saloperies que son statut d’artiste, de directeur, d’homme en vue, de célibataire, suscite autour de lui.

Tout est prêt pour la dernière exposition à laquelle il appose son nom. Il en fait le tour, décale d’un quart de millimètre vers le bas la toile du fond. Signale une faute de typo et un s manquant à l’artiste n°8, un Tchèque au nom si improbable qu’il fleure le pseudo pioché dans un scrabble. Les deux fautes seront corrigés dans la demi-heure.

Tout sera parfait.

19 h 32. Il est seul ; je l’observe depuis l’encoignure de la porte. Il se penche et ausculte le mur blanc, immaculé comme le reste des pièces. A chaque exposition, il scrute le même endroit. Je l’ai vu faire depuis que je suis entrée ici en tant que très (trop) jeune commissaire d’exposition. Il va bientôt se relever. Il jette un dernier regard qui parcourt la salle en son entier. Dernière visite. Peut-être sera-t-elle plus longue. La der des der, un chant du cygne. La guerre, la mort, la beauté.

On m'avait narré cette manie dès mon arrivée. Je pencherai aujourd’hui plutôt pour une histoire de l’ordre de la légende ou du mythe : au départ, une inscription qu'une artiste exposée avait laissée et que l’on recouvrait de peinture à chaque installation de peur qu’elle ne réapparaisse. Qui, quand, quoi, pourquoi ? Une femme vraiment ? Ou était-ce un homme ? Les récits étaient incertains, proches par endroits, pour s’exclure ensuite. Personne ne pouvait rien assurer. Il l’aurait aimée, elle était morte, sa sœur peut-être. Il la voyait encore. Ou l’autre était son alter ego, frère maudit. Cette tache, il la craignait, superstitieusement, l’imaginant renaître avant chaque vernissage ; c’est ce qui se murmurait. L'homme était, reste, impénétrable.

23 h 32. Ils sont tous partis. Lui et moi nous tenons devant la toile que j'ai contemplée pendant des heures. Lui aussi. Pas forcément la plus accessible. Quelque chose d’improbable et de primal s’en dégage farouchement. Nous nous tenons presque collés l’un à l’autre et c’est sans doute à cette complicité immédiate que je dois d’être demeurée à ses côtés et d’avoir repoussé au maximum mon engagement dans Le proche lieu, une audacieuse galerie berlinoise tout nouvellement créée. Rester avec lui jusqu’au bout.

« Qui pensera à la tache quand vous ne serez plus là ? » Il me regarde avec ce regard amusé, ou condescendant, je n’ai jamais su. Il lève les mains comme s’il n’était en rien partie prenante de ce travers.

Ses mains… Il a vieilli, sa peau s’est patinée, sa voix parfois se fendille dans les hauteurs. L’usure. Mais pas ses mains, étonnamment jeunes, virevoltantes, apaisées, élégantes, autoritaires. N’accusant aucune ride, aucune flétrissure. Je laisse échapper : « Vos mains d’illusionniste ! » Dans mes mots amusés, éclate le jugement de ses détracteurs. Il sourit très vite comme si l’instant du partir ne pouvait être entaché de bêtise. « Elles ont tenu haut ce musée, ces mains ! Au firmament de l’art contemporain ! Signant des noms, révélant des œuvres, des courants. » Sa voix s’assourdit retrouvant une tonalité veloutée, typique de son registre de basse. « Des mains qui ont plongé dans la merde, le stupre, le fric, le sang peut-être pour une beauté toute neuve. * » Il s’approche du tableau Bleu extended, et de la tache absente. Il reprend, plus doucement encore. « Parfois elles n’ont pas réussi. Ou peut-être que si, lorsque l’être derrière l’artiste s’en libère et fuit…, et par là-même se sauve. »

Il va quitter la salle lorsqu’il me semble que sa main droite dérobe une larme à sa paupière. Mon regard se détourne et s’attarde sur le grand rectangle bleu… et sur une marque oubliée qui semble n’avoir jamais disparu et qui s’étend, jusqu’à faire naître une même larme, juste là, devant moi.

 

* « Moi j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? » - les mains sales Jean-Paul Sartre 1948

 

Commentaires
S
Je ne serais pas restée très longtemps face à ses oeuvres mais l'artiste que tu décris si bien, je l'aurais approché sans le questionner. Oui, sa présence m'aurait retenue. Il y a tant de sensibilité dans ton portrait !
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P
On voit l'habituée des cercles d'art contemporain. ;)<br /> <br /> Très intéressant à lire, et j'aime l'explication que tu as trouvée à mon personnage mystère. <br /> <br /> Par contre, contempler une toile unie pendant des heures, j'avoue avoir du mal à imaginer ça...
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L
Je connais des mains d'artiste qui "cultivent" la terre, le bois, la brique, et la peinture... aux murs ou sur toiles. Je vais retourner à sa dernière expo (en cours) pour rechercher la tache. :)
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A
joli :-)
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D
Le maître de céans ignore que ce tableau de Bansky (une parodie de Klein en plus soutenu) s'auto-détruira dans quelques minutes, hors des caméras... :-)
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