Voici notre premier duo de l'année avec Caro-carito. Nous avons choisi comme thème cette chorégraphie de Pina Baush.
Ce texte est de Caro, le mien sera posté le 6 janvier.
Elisabeth
« Une première. – la prof avait ajouté –Vous avez de la chance. »
Nous, je ne sais pas, mais la moitié de la rangée qui avait dû se lever à notre arrivée n’avait pas dû penser la même chose en voyant cette bande de jeunes s’installer à coup d’apostrophes et de grands gestes puis, une fois assis, plonger dans d’incessants pépiements entrecoupés de brusques chamailleries. Nous devions aussi leur rappeler à quel point les adolescents traversent un âge difficile… pour ceux qui les côtoient : cheveux gras à divers degrés, méconnaissance de l’usage du déodorant et des vertus des douches quotidiennes, le tout allié à des pieds qui puent.
Moi je me taisais. Je me foutais de Pina truc, de la culture et de « élargir son esprit » qui semblait être le credo de nos bien-aimés professeurs. Bettina, ma meilleure copine, sortait depuis hier avec Emilien et je sentais bien que, si l’amour triple A démarrait pour elle, notre amitié avait du plomb dans l’aile. Ce n’était pas la première fois que cela m’arrivait, les sales coups de certaines filles, des brouilles idiotes et surtout, plus grave, le départ de Morgane en 6ème qui m’avait longtemps reléguée dans un groupe de filles puériles… je connaissais. Rien que les choses de la vie, avait commenté ma mère sans doute pour me consoler. Avec Bettina, c’était autre chose. Elle apportait de la couleur et un peu de piment dans mon existence.
Un mec est monté sur scène, le directeur a-t-on soufflé quelque part. J’ai essayé de me concentrer sur son blabla, peine perdue. A ma droite, ma prof dissertait sur notre avenir, la liberté de créer etc. A ma gauche, ma voisine parlait de son acné et de sa difficulté à garder Brice ou Kev plus de deux jours quand on ne veut pas coucher. Bettina, deux rangées plus bas, bécotait son nouveau mec. Son chum m’avait-elle dit crânement, pour montrer que, elle, elle venait de passer les vacances de Toussaint au Canada. J’ai détourné les yeux, je me sentais tellement détruite que je n’arrivais à détester, ni l’un ni l’autre.
Quelqu’un a tapé trois grands coups, effrayant la moitié de notre classe de 3ème. Notre prof nous a expliqué l’origine du truc jusqu’à ce que son voisin de siège nous dise de fermer nos gueules. Ce que nous avons fait religieusement. En tout cas au début. Une petite lumière, un drôle de décor, une femme mince comme un fil est sortie de nulle part et s’est mis à voleter sur scène. Sa robe rouge orangée flottait autour d’elle comme dans un dessin animé. Après, d’autres gens sont arrivés et ont gravité autour d’elle. Ils venaient et repartaient. Finalement le spectacle n’a pas duré trop longtemps.
Les gens ont applaudi pendant un long moment. Pour ma classe, c’était surtout pour le fun parce que vu le nombre de fois où mes camarades avaient regardé leur portable, ils n’avaient pas dû voir grand-chose. La prof a insisté pour que l’on reste et qu’on aille parler aux danseurs. En plus il y avait un pot, ça a décidé les plus râleurs.
La troupe était devant nous, accompagnée de celui qui selon toute vraisemblance était le directeur du théâtre. Evidemment, tout le monde avait quelque chose à dire, ça m’a rappelé la pièce qu’on étudiait en anglais « Much Ado About Nothing»1. Et quand la prof s’est pâmé - y’a pas d’autre verbe - devant cette « performance », j’ai cru qu’ils étaient tous devenus frappadingues. J’ai regardé mon phone, 23 h. Je n’avais qu’une hâte, me tirer d’ici. Bettina, après avoir posé sa question naze, a commencé à tripoter allégrement dans un coin son nouveau galant. Un gardien à la tronche pas commode est arrivé, le directeur a levé la tête. Il allait sans doute siffler la fin de la récré.
C’est à ce moment que la danseuse s’est approchée de moi. « Toi, tu ne dis rien, qu’est-ce tu as pensé ? » J’imagine que je suis devenue écarlate et, dans un souffle, j’ai dit sans trop réfléchir : « Je me suis sentie moins seule. Non. Je me suis sentie… plus seule du tout. » Elle m’a regardé droit dans les yeux et a souri. Elle a dit un mot en anglais et c’est là que je me suis rendue compte qu’elle parlait français avec un léger accent. J’allais partir quand elle a harponné mon bras. Elle a tiré une photo de son sac et a griffonné quelque chose dessus. Je l’ai rangé dans ma poche.
La prof m’attendait, Bettina était là aussi. Je sentais que l’une et l’autre mouraient d’envie de savoir ce qui s’était passé. C’est Bettina qui a osé demander. J’ai répondu « rien. » C’est plus tard que j’ai osé lire ce qui était écrit : « feeling lonely is not the same thing as being alone.2 Tu trouveras un jour.»
J’ai fermé les yeux. J’ai revu l’envol léger de ce corps. Bien sûr, je ne serai jamais danseuse et je ne serai jamais une étoile, je ne suis même pas sûre d’avoir un jour quelque chose de gracieux en moi. Et je n’écrirai pas, dans la dissert que nous demanderait la prof dès demain matin, ce que j’avais ressenti.
J’ai rangé la photo dans le tiroir. Je savais simplement que c’était le début d’autre chose.
1 Beaucoup de bruit pour rien - comédie de William Shakespeare
2 se sentir seul n’est pas la même chose qu’être seul.